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Qui paye ?
Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Interrogation d’arithmétique
Question : Prune est une élève du collège Alouette. Elle achète avec son argent de poche un MP3 pour la somme de 35 €. Ce faisant, elle s’acquitte d’un impôt, la TVA, qui correspond à 19,6 % du prix total. Sachant que les sommes affectées à l’Education nationale représentent 21 % du budget de l’Etat, de combien Prune a-t-elle participé par cet achat au financement de l’école gratuite ?
Réponse : Si j’extrais 19,6 % de 35 €, j’obtiens 5,74 €. 21 % de ces 5,74 € font 1,20 €. En achetant son MP3, Prune contribue pour 1,20 € au budget de l’Education nationale, soit environ sept dix-millième du salaire net d’un de ses enseignants.
Interrogation de philosophie
Question : Est-il acceptable que Prune, bénéficiaire directe de l’école, contribue si faiblement à son financement ?
Réponse : Les partisans de la gratuité diront que c’est acceptable, parce que l’impôt dont s’acquitte Prune en achetant son MP3 est une contribution adaptée à ses moyens. Cette forme de financement se distingue de l’achat marchand dans lequel on paye un prix correspondant à la valeur de la marchandise. Beaucoup d’enfants ne pourraient pas aller à l’école si eux ou leurs parents devaient payer ce que coûte l’instruction. Cette façon de financer l’école établit un sentiment de solidarité dans toute la société, qui considère alors que l’instruction est un droit, et non une marchandise.
Interrogation de français
Question : Comment expliquez-vous que l’école de la République soit officiellement désignée comme gratuite, alors que le budget de l’Education nationale est le plus important de l’Etat ?
Réponse : On dit que l’école est gratuite parce que son accès est libre et égal pour tous les enfants. Le législateur a considéré que le terme de gratuité était approprié à l’école publique, car il désigne la nouveauté essentielle de cette invention politique pourtant coûteuse.
Interrogation de morale
Question : L’impôt payé par Prune est-il juste ?
Réponse : Financer l’école en payant de la TVA est plus juste que de s’acquitter de frais d’inscription correspondant à son coût, parce que c’est plus ou moins adapté aux moyens de chacun. Cependant, la TVA est moins juste que l’impôt progressif sur le revenu, qui demande un effort plus important aux riches qu’aux pauvres.
Paul Ariès : «Il faut un pacte social plus protecteur et émancipateur» in Libération
A l’approche des municipales, l’écrivain et politologue Paul Ariès, objecteur de croissance revendiqué, appelle les gauches à réhabiliter la gratuité dans les services publics. Pour un «bien-vivre» à la française.
Remettre la gratuité au cœur de notre pacte social. Et d’abord à l’échelle municipale. Que cette gratuité concerne les transports publics, les services funéraires, l’eau vitale ou le stationnement urbain. Et qu’elle s’adresse à tous… Politologue et écrivain, Paul Ariès appelle les gauches à s’engager dans ce processus de réappropriation. Directeur du mensuel les Z’indigné(e)s, cet objecteur de croissance revendiqué organise le 26 octobre à Grigny (Rhône) le 3e Forum national de la désobéissance citoyenne sur le thème «Soixante-dix ans après le programme du Conseil national de la Résistance, quels nouveaux jours heureux ?» Il a publié l’an passé le Socialisme gourmand, le bien-vivre, un nouveau projet politique (La Découverte).
Sous Nicolas Sarkozy, vous pointiez une société de la peur. Est-elle en recul avec le retour de la gauche au pouvoir ?
Cette société de la peur est beaucoup plus qu’une affaire de personne. On a peur aujourd’hui à l’échelle mondiale : pour soi, pour ses enfants, pour ses petits-enfants. On a peur du chômage, du terrorisme, de la malbouffe, de la fin du pétrole, des étrangers, etc. Toutes ces peurs ne s’équivalent pas, mais elles se conjuguent pour nourrir les pires dérives. Le pouvoir a tout à gagner à la peur car il en fait un mode de gouvernement. Le patronat a tout à gagner à la peur car elle suscite la résignation et la régression. Au bout de la peur, il n’y a jamais la révolte, mais la soumission à l’ordre, il y a la haine des autres, le retour des extrêmes droites.
La peur ne recule pas avec les solfériniens au pouvoir. «Hollandréou» ne fait rien pour sécuriser économiquement et socialement les citoyens. Il refuse toute idée d’un revenu même sans emploi et de partager le travail pour travailler tous. Cette fausse gauche est impuissante car elle est une deuxième droite. Elle ne comprend pas qu’il faut en finir avec toute idée de sacrifice. L’Eglise promet le paradis céleste, on a connu l’Inquisition, l’intégrisme, le fondamentalisme. Le stalinisme promettait le paradis terrestre pour après-demain matin, et on a eu le goulag. L’esprit de sacrifice suppose toujours un appareil pour gérer ce sacrifice. Il est temps que les gauches passent des passions tristes aux passions joyeuses et qu’elles rejettent toute idée de sacrifice, de générations sacrifiées. Ce n’est pas en culpabilisant les gens qu’on changera le monde, c’est en leur donnant envie. Pour reprendre la main politiquement, il faut d’abord reprendre espoir.
Vous êtes un grand prosélyte de la gratuité, une notion que vous souhaitez voir réhabilitée…
La gratuité est à la fois une réponse à la peur et le fondement d’un nouveau pacte social. On me dit que la gratuité n’existe pas, que l’école gratuite est payée par l’impôt. Je parle bien sûr d’une gratuité construite, économiquement, culturellement, politiquement. J’aime ces maires qui interpellent la population et disent : compte tenu des moyens limités qui sont les nôtres, préférez-vous conserver la gratuité du stationnement pour les voitures ou celle de l’eau, des transports en commun, de la restauration scolaire, des services funéraires, etc. Je suis horrifié d’entendre une partie des gauches dire qu’elles veulent bien de la gratuité, mais pour les naufragés du système, pour les chômeurs. Il y a en fait deux conceptions totalement opposées de la gratuité. Il y a une gratuité d’accompagnement du système, celle pour les pauvres, mais elle ne va jamais sans condescendance : êtes-vous un pauvre méritant ? Elle ne va jamais non plus sans flicage : êtes-vous un vrai demandeur d’emploi ou un salaud de fainéant ? Il y a aussi une gratuité d’émancipation : ce qui est beau avec l’école publique, c’est qu’on ne demande pas au gamin s’il est gosse de riches ou de pauvres, il est admis en tant qu’enfant. Pourquoi ce qui est vrai pour l’éducation ne serait-il pas possible pour les quatre autres grands piliers qui permettent de vivre : la santé, le logement, l’alimentation, l’énergie ?
Quel bilan tirer des premières réappropriations locales de services publics ?
Depuis l’organisation du premier Forum national de la gratuité, en 2009, les choses ont beaucoup progressé. Ce débat a aujourd’hui droit de cité dans toutes les familles de pensée des gauches et de l’écologie. Certaines villes de droite y sont même venues par réalisme social et économique. Je peux vous assurer que les villes qui lancent ce débat remplissent les salles. C’est une façon de faire de la politique autrement, en partant de l’ordinaire, du quotidien des gens. C’est une façon de rendre le sentiment de compétence à ceux qui en ont été privés. La gratuité, ce n’est pas davantage d’irresponsabilité : depuis qu’en 2009, la ville d’Aubagne (Bouches-du-Rhône) a rendu ses transports publics gratuits, jamais les bus n’ont été si pleins et si calmes. Dans la perspective des municipales de 2014, la résistance doit s’organiser : la nouvelle loi de métropolisation est une machine de guerre contre toutes ces expérimentations locales. On sait déjà que la métropole marseillaise s’en prendra à la gratuité des transports à Aubagne. Mais si on supprime la gratuité, on va revoir voler les pavés contre les bus !
Une analogie entre la gratuité et le vol est souvent faite quand on parle de l’accès aux biens culturels numériques…
C’est bien la preuve que la gratuité, ce n’est pas ringard, c’est une expérience commune à tous les jeunes du monde, ce sont les systèmes d’échange, ce sont les logiciels libres. La gauche n’est pas à la hauteur de l’histoire en continuant à criminaliser la gratuité sur Internet et à délictualiser toute une génération. La gratuité ne s’oppose d’ailleurs pas à la propriété, mais à son caractère lucratif. La gratuité, c’est ce qui permet de commencer à déséconomiser nos existences, c’est la possibilité d’inventer des transitions en dehors du capitalisme et du productivisme.
Comment concilier croissance faible et hausse du plaisir de vivre ?
L’objection de croissance est un constat - ce monde-là est fini - et un appel pour inventer des solutions en dehors de la croissance économique. Nous nous sentons impuissants car le système nous a rendus aveugles. Mettons-nous à l’écoute des pauvres - pas seulement ceux du Sud, mais ceux qui vivent cachés chez nous - et nous redécouvrirons d’autres façons de vivre. Nous acceptons comme allant de soi la définition que les riches donnent des pauvres. Nous définissons toujours les milieux populaires en termes de manque : manque de pouvoir d’achat, d’éducation, de participation politique, de capital social, etc. Tout cela n’est qu’en partie vrai. Il existe aussi une positivité potentielle des milieux populaires, d’autres façons de vivre, de consommer, de concevoir le temps et l’espace. Un pauvre n’est pas un riche à qui il ne manquerait que l’argent. Un pauvre a une autre richesse, d’autres rapports à soi, aux autres. Pour redécouvrir cette altérité, nous devons en finir avec le mensonge sur la société de consommation. Non, elle n’est pas d’abord une société où l’on consomme plus que dans une autre, c’est d’abord la casse des cultures rurales, des cultures populaires. Je fais le pari que ces cultures n’ont pas disparu, mais ont été rendues invisibles. Je fais le pari qu’existent encore des façons de vivre précapitalistes ou postcapitalistes. C’est pourquoi la décroissance, ce n’est pas l’austérité - cette conception est celle des gosses de riches. C’est pourquoi la pauvreté, ce n’est pas la misère.
Le manque de considération de la société à l’égard des pauvres, ça vous énerve !
J’en ai assez d’entendre dire que les pauvres abusent alors qu’on sait que le montant des fraudes est largement inférieur à celui des droits non utilisés en matière d’aides sociales. C’est un scandale politico-juridique, car cela signifie que ce système n’est plus capable de faire appliquer les droits, donc les normes qu’il s’est données au lendemain de la Libération. C’est aussi un scandale social et écologique, car ce sont des millions de pauvres qui sont obligés de vivre mal, de consommer de la malbouffe, de mal se soigner. J’en ai assez aussi d’entendre dire qu’il faudrait être assez riche pour commencer à se préoccuper d’écologie. L’écologie des pauvres existe dans le monde entier. Je pense au «buen vivir» sud-américain, au «plus vivre» de la philosophie négro-africaine de l’existence, à l’écologie sociale en Inde. On se préoccupe plus d’écologie à Emmaüs qu’au Medef. Notre pacte social arrive à bout de souffle, alors que jamais la France n’a été aussi riche. Nous devons donc reconstruire un nouveau pacte, comme on en fait tous les demi-siècles. Il doit être plus protecteur et plus émancipateur.
L’écologie est-elle soluble dans le capitalisme ?
On ne peut avoir de système capitaliste sans croissance et sans profit. Ce n’est donc pas par méchanceté que les capitalistes bousillent la planète, c’est simplement parce qu’ils ne peuvent s’arrêter un seul instant de pédaler, c’est-à-dire de produire toujours plus, sinon le système se casse la figure. Rien n’est pire qu’une société capitaliste sans croissance, car c’est la misère ! C’est le devenir grec de l’Europe si une vraie gauche objectrice de croissance ne se développe pas ! L’écologie n’est donc pas soluble dans le capitalisme, mais dire cela ne suffit pas, car j’ai bien peur qu’après le capitalisme nous ayons un hypercapitalisme. Les gauches ne prennent pas assez au sérieux ce qu’on nomme le capitalisme vert, qui n’a rien d’écologique. On aimerait croire que ce n’est que du greenwashing alors qu’il s’agit de la volonté d’adapter la planète et l’humanité elle-même aux besoins du productivisme. Il n’y aura pas d’effondrement spontané du capitalisme à l’échelle de nos vies.
Dessin Yann Legendre
Jonathan BOUCHET-PETERSEN
Jean-Luc Mélenchon parle de gratuité
(Interview publiée dans le Sarkophage)
1) Les gauches ont toujours été divisées entre courants productivistes et antiproductivistes. Comment personnellement as-tu vécu cette histoire ? D’où viens-tu dans ce domaine et comment te situes-tu aujourd’hui ? Serais-tu d’accord pour dire que tu es en train de vivre ta propre révolution écologique et antiproductiviste ?
Dans les tout premiers mouvements où j'ai milité, on était pour l'alignement par le haut sur les standards de consommation les plus élevés. C'était notre manière de voir le progrès humain. Il faut dire que les conditions matérielles de la vie quotidienne restaient rudes pour beaucoup. Tout le pays n’avait pas encore accès a l’électricité, les logements insalubres pullulaient, et ainsi de suite. Notre façon de voir nous a aveuglés sur le long terme, mais elle a aussi eu ses fruits dans le court terme. Il y a eu du bon pour le confort matériel et donc une part de l'émancipation individuelle notamment celle des femmes. Mais aujourd'hui les dégâts du productivisme sont assez visibles pour imposer le débat à son sujet. Il existe aussi une perception élargie de la vanité de l’être par la consommation. Bien sûr la pauvreté et la frustration d'une masse considérable de gens rend cette perception délicate à exprimer et même à penser correctement. Il n’empêche ! Même ceux qui n’ont accès à presque rien ne demandent pas pour autant de participer au modèle orgiaque et irresponsable des catégories sociales les plus consuméristes. En toute hypothèse, beaucoup perçoivent que le modèle consumériste consiste en une fuite en avant que l’on finit par ressentir comme dérisoire. Le cycle de renouvellement des machines a été divisé par deux en dix ans. Celui des objets usuels davantage encore. Mais qui rêve d’une société où tout serait mieux si on pouvait avoir trois voitures par ménage et un écran plat dans chaque pièce 1 ?
Certes les courants productivistes et antiproductivistes ont une longue histoire dans la gauche. Le productivisme n’était pas une attitude consciente et construite comme telle, à l’inverse de l’antiproductivisme. Il allait de soi. On ne comprenait même pas en quoi consistait le contraire. Les thèses sur la croissance zéro du club de Rome début des années soixante dix, furent vite cataloguées à droite, et, du coup, par extension, tout se qui s’y rapportait. On ne faisait pas du tout le lien entre la critique du capitalisme et celle du productivisme.
Mon cheminement personnel s’est fait, cette fois-ci comme les autres, le crayon à la main, en partant du constat de l’impasse de notre projet. Mon point de départ fut dans un travail pour revisiter l’ensemble de ce que je nommais « l’arrière plan non dit » de notre modèle marxiste de critique de l’économie politique du capitalisme. Je m’étais concentré sur les références scientifiques qui organisaient le cadre théorique de notre matérialisme historique. Mais la visée était large. Je cherchais à tirer des conclusions pratiques de l’impossibilité de prévoir en sciences politiques et de l’absurdité de s’en remettre à un sens spontané de l’histoire. Le développement des forces productives ne pouvait être le vecteur central du progrès humain. Quel mode de pilotage proposer alors ? J’en vins donc d’une part aux indicateurs de progrès humains et au développement durable. Au moment où je travaille, c’était en 1991, le PNUD vient de publier son premier rapport sur le développement humain, et le rapport de Gro Harlem Brundtland vient de paraître. Je n’accède à ce dernier d’ailleurs que par une édition canadienne ! J’ai publié mon travail. « A la conquête du Chaos » est un livre certes très approximatif. Mais il contient à peu près l’essentiel des thèses sur lesquelles j’ai reconstruit ma pensée matérialiste. L’année suivante j’ai eu l’honneur de participer aux côtés de François Mitterrand à sa délégation au sommet de la terre à Rio. Et au congrès du PS de 1992 le texte que j’ai rédigé pour mon courant présente pour la première fois dans un document socialiste français les deux thèmes du développement humain et durable. Le seul qui s’y intéressa fut Laurent Fabius qui s’exprima ensuite sur la ligne de l’écolosocialisme. Dont il ne fit rien, hélas.
Aujourd'hui, le parti que je co-préside, le PG, propose un indicateur de progrès humain (IPH) totalement indépendant du PIB (alors que le PIB est une des variables de l'IDH). Et la composante écologique sera une des quatre dimensions de ce nouvel indicateur. J’ai beaucoup travaillé à construire une cohérence idéologique globale de notre projet politique. Les trois mots «Ecologie-République-socialisme » qui forment le sous titre de notre logo ne fonctionnent pas comme un mille feuille. L’écologie n’est pas un ajout où un chapitre du programme. Elle fournit le cadre de l’action et l’objectivation de notions cruciales comme intérêt général, communauté humaine, et ainsi de suite. Notre cadre de pensée part de l’unité de l’écosystème humain comme point de départ du raisonnement politique qui conduit à l’exigence de république et de socialisme. Les géologues eux-mêmes nous disent à présent que nous sommes passés à l'ère de l'anthropocène. Il n'y a qu'un seul écosystème humain, c'est sa biosphère. Et nous devons impérativement repenser les sociétés humaines dans leur rapport à cette biosphère qui les rend possible.
Oui, c'est une révolution personnelle, mais pas au sens du reniement du passé, au contraire. L'écologie vient renforcer mes convictions anticapitalistes et renouveler ma vision matérialiste. C'est une nouvelle manière d'aborder le monde qui nous entoure.
2) Ne crois-tu pas que le grand enjeu pour développer une gauche écologique soit de camper non pas dans la culpabilisation des salariés et des consommateurs mais dans la capacité à donner envie de changer, bref à susciter le désir d’une autre société ? Ne faut-il pas alors que les gauches (politique et sociale) acceptent de faire une cure de dissidence ? Ne faudrait-il pas redévelopper une véritable autochtonie des milieux populaires à l’instar de ce que fut le syndicalisme à base multiple (section syndicale, coopérative, espéranto, musique, théâtre, sport ouvrier non compétitif) ou le socialisme (ou communisme) municipal ? Ne faut-il pas faire contre-société ?
Effectivement, sortir des logiques productivistes ne consiste pas à culpabiliser individuellement les salariés et les consommateurs. Cette méthode là n’a aucune portée pratique. En fait c’est plutôt un mécanisme d’accompagnement du système. La bonne conscience écologique prend le relais dans la publicité des motivations d’achat habituelles qui s’épuisent. L'écologie culpabilisatrice, qui consiste à pointer du doigt les méchants pauvres qui polluent en prenant leur voiture pour aller bosser ou en chauffant leur logement équipé de radiateurs électriques, est totalement contre-productive et stigmatisante. L’ancrage concret de l’écologie politique ne nous dispense pas du travail d’éducation populaire qui demande de faire comprendre le lien entre les questions qui se posent à l’humanité. Si on doit montrer du doigt faisons le à bon escient. Désignons ceux qui font problème : les multinationales capitalistes et la mondialisation libérale, les actionnaires qui font passer le profit avant l'intérêt général, la commission européenne qui privatise le rail, les ultra riches qui roulent en 4×4 et voyagent en jet privé… Comme l'explique bien Hervé Kempf, ce sont eux les vrais responsables de la crise sociale et environnementale ! A eux de payer. C'est la raison pour laquelle nous avons organisé le débat avec lui et d'autres sur le revenu maximum autorisé, avec notre responsable du PG en charge de l'écologie, Corinne Morel Darleux. Et aujourd'hui cette mesure figure au coeur de notre programme de partage des richesses. C'est une mesure phare du PG, à la fois sociale et écologique.
Bien sûr les expériences locales de dissidence, ce que l'on nomme les alternatives concrètes, nous intéressent. Nous avons un secrétaire national qui a la responsabilité de nous tenir en alerte sur ces thèmes, François Longérinas. Nous voulons les favoriser. Et en particulier, nous sommes et nous serons « la Gauche par l'exemple », à tous les niveaux de responsabilité de nos élus. Voyez ceux qui agissent déjà pour le retour à la régie publique de l'eau par exemple, comme aux Lacs de l'Essonne avec Gabriel Amard. D'ailleurs historiquement, les grandes conquêtes sociales ont souvent été la généralisation de pratiques solidaires préexistantes. C'est une partie de la réponse.
Mais l'autre partie de la réponse consiste à agir par la loi au niveau le plus élevé auquel peut s'exercer la souveraineté populaire. La planification écologique tirera toute sa force si elle est coordonnée au niveau national. Par exemple, la lutte contre l'agression publicitaire nécessite à la fois des règlements locaux (affichages) mais aussi une réforme nationale des médias, à l'instar des ordonnances sur la presse du Conseil National de la Résistance …
Le dépassement du capitalisme et du productivisme se fera donc à la fois par en haut et par en bas, dans les institutions et dans les luttes. Mais dans les deux cas, cela passe par la restauration d'une conscience de classe et l'irruption du peuple dans la chose publique.
3) Serais-tu d’accord pour dire que le capitalisme c’est foncièrement trois choses : c’est tout d’abord un système d’exploitation ce que la gauche sait bien dénoncer ; c’est aussi un système d’imposition de modes de vie, de produits productivistes, ceci la gauche et même l’écologie ont largement perdu cette capacité à le combattre ; le capitalisme c’est enfin une réponse à nos angoisses existentielles, refus de mourir, etc, cela la gauche semble incapable de s’y opposer faute d’avoir ses propres dissolvants d’angoisse existentielle à hauteur de ceux du capitalisme (le « toujours plus ») ? Ne faut-il pas apprendre à opposer la croissance en humanité à la croissance économique ? Ne crois-tu pas que l’Amérique du Sud constitue un excellent laboratoire ? Que penses-tu du mouvement pour le bien vivir et du plan Yasuni ITT ?
Je suis assez d'accord avec cette analyse du capitalisme. Toutefois, concernant le troisième point, je ne pense pas qu'il y ait une fatalité à ce que l'angoisse de la mort provoque un désir d'accumulation sans limites. Le travail entrepris depuis quelques années par mon ami Jacques Généreux montre que le productivisme est une erreur commune à nombre des courants issus de la modernité. L'enjeu n'est donc pas une mutation anthropologique des êtres humains, l'émergence d'un homme nouveau, mais à l'inverse la construction d'une société adaptée aux véritables caractéristiques anthropologiques mises en évidence par les sciences humaines depuis un siècle.
On voit bien par la montée du stress, première maladie professionnelle, et des suicides au travail que les modes de vie et d'organisation du travail des sociétés capitalistes sont contraires aux invariants anthropologiques de l'humanité.
En ce sens, je suis d'accord pour dire que la finalité de notre projet n'est pas la « croissance économique », expression fourre tout, pauvre et sèche, mais ce que vous appelez la croissance en humanité et que nous appelons le progrès humain. La recherche de croissance infinie est un contre sens, une absurdité. D'abord parce qu'il faut admettre qu'elle ne favorise pas la répartition des richesses qu'elle est censée produire. Ensuite, parce qu'elle prospère même sur les catastrophes naturelles ou les pollutions qui alimentent le PIB. Enfin, parce que notre planète montre ses limites face au système prédateur des humains. Il nous faut d'urgence agir collectivement, avec nos chercheurs, avec les travailleurs et l'ensemble des citoyen-ne-s, pour mesurer l'utilité sociale et l'impact environnemental de ce qu'on produit, vérifier comment on le produit, et évaluer nos manières de consommer. L'accumulation matérielle, loin d'être le symbole du bien vivre, est devenue celui du dumping social, des sweatshops en Asie aux mines au Niger ou en Argentine, de la destruction des écosystèmes. Il nous faut sortir de ce schéma là qui a montré son échec et son pouvoir de destruction.
Dans ce domaine comme dans d'autres l'Amérique du Sud est un excellent laboratoire. Nous reprenons à notre compte la notion de « vie bonne » introduite dans plusieurs des pays latino-américains qui mettent en oeuvre la révolution citoyenne et nous inspirent, que ce soit pour notre proposition d'assemblée constituante ou dans leurs combats contre l'extractivisme et la marchandisation de la nature. Quant à l'initiative Yasuni ITT de l'Equateur, nous l'avons soutenue dès le départ du parlement européen aux assemblées locales. Par exemple, nos élues à la région Rhône Alpes viennent de faire voter un financement de 150.000 euros pour en alimenter le financement international. Dans cette démarche il y a la reconnaissance d'un intérêt général humain, d'une responsabilité commune de tous les peuples sur l’écosystème, chacun selon ses moyens et d’après ses consommations,
4) Tu as prononcé lors du Colloque co-organisé par le Sarkophage et la Communauté d’agglomération les Lacs de l’Essonne présidée par Gabriel Amard un vibrant appel en faveur de la gratuité des services publics locaux. Paul Ariès explique dans le hors série du Sarkophage « Viv(r)e la gratuité » que la défense et l’extension de la sphère de la gratuité c’est le grand combat d’aujourd’hui, que la gratuité c’est bon socialement, c’est bon écologiquement, c’est bon politiquement, c’est bon anthropologiquement ?
On voit comment le capitalisme cherche a tout marchandiser. Il fait reculer la gratuité spontanée dans tous les domaines où elle se manifeste. L’extension de la sphère marchande à tous les domaines est spécifique à la dynamique du capitalisme. Mais cela ne doit pas nous faire perdre de vue une dimension non moins fondamentale. Le capitalisme est fondé sur une forme de gratuité. En effet l’accumulation du capital se fait à partir de la valeur fournie gratuitement par le travail. La plus value captée par le capital c’est du travail gratuit. La question d'une gratuité politiquement construite associée à la réappropriation publique ou socialisée des biens communs est un enjeu fondamental. Il va dans le sens du partage des richesses et du dépassement des logiques capitalistes, bien sûr. Mais il a un impact écologiste. Car la gratuité a un résultat comportemental. Elle éteint le mécanisme du désir de consommation ostentatoire. Enfin c'est plus conforme aux invariants anthropologiques dont nous parlions tout à l'heure. Attention toutefois à ne pas se méprendre sur le sens des mots. La gratuité n'existe pas spontanément. Les services ont un coût qui doit bien être financé par quelqu'un. Il faut donc bien comprendre que c’est un mécanisme de réapropriation sociale de la plus value dont il est question. Comment ? Notre projet, c'est une refonte fiscale vers un système très progressif et juste, qui permette que ce soit les plus riches qui contribuent le plus à cette gratuité pour l'usager. L’autre volet consiste a taxer, en quelque sorte, le mésusage en lui faisant financer l'usage de base, celui que nous considérons comme fondamental et dont l'accès doit donc être garanti à tous. C'est le principe que nous appliquons dans notre programme aux premières tranches d'eau et d'électricité, avec une gratuité qui sera financée par une surfacturation des tranches de confort voire d'abus. L'eau qui sert à se désaltérer ne peut pas coûter la même chose que celle qui sert à remplir sa piscine ou à laver sa voiture.
5) Seras-tu le candidat du revenu garanti couplé à un revenu maximal autorisé ?
Le revenu garanti fait débat au sein de mon parti, comme au sein du Front de Gauche. Permettez-moi de ne pas anticiper les conclusions de ces débats que nous voulons mener de manière sérieuse et argumentée. Notre méthode privilégie la conviction collective parce que la mobilisation de tous dépend d’elle. Il y a chez nous des partisans d'une dotation inconditionnelle d'autonomie, ou d'un revenu universel, monétaire ou sous forme de droit de tirage sur les services publics, d'autres sont partisans du salariat à vie développé par Bernard Friot, d'autres encore s'interrogent sur la notion de revenu découplée du travail. C'est un débat riche. Sa conclusion n’est pas mure.
Nous sommes en revanche tous d'accord d'une part pour l'augmentation du SMIC et de tous les minima sociaux, et d'autre part, comme je vous le disais, pour un salaire maximum et un revenu maximal autorisé, grâce à une réforme radicale de l'impôt sur le revenu restaurant sa progressivité jusqu'à une tranche de 100 %.
Cependant, la richesse n'est jamais uniquement un flux (le revenu), c'est aussi un stock (le patrimoine). Il faut donc se méfier d'une formule magique qui couplerait revenus minimums et revenus maximums et où l'écrêtement des seconds financerait les premiers. Notre partage des richesses consiste aussi d'un côté à hausser et rendre progressifs les impôts sur les patrimoines privés et d'un autre côté à assurer l'égalité d'accès aux services publics, patrimoine de ceux qui n'en ont pas.
6) Seras-tu le candidat de la sortie programmée du nucléaire ?
Personne n'ignore les divergences à ce sujet au sein du Front de Gauche. Elles traversent d'ailleurs la plupart des organisations. Je suis issu du Parti de Gauche. Depuis sa création il y a un peu plus de deux ans, le PG se prononce pour une sortie progressive du nucléaire, contre les EPR, pour la fermeture des centrales arrivées en fin de vie, pour une transition énergétique radicale et réaliste. C'est aussi le point de vue de Gauche Unitaire et de la FASE. Au PCF, il y a un autre point de vue favorable à un mix énergétique. Puisque les uns ne peuvent convaincre les autres à ce stade, nous nous sommes accordés sur un schéma qui nous rassemble. Je suis donc, au-delà de mes convictions personnelles, le candidat de cette parole commune. Premièrement nous voulons sortir des énergies carbonées. Deuxième point d'accord fondamental, c'est au peuple des citoyens de trancher en matière d'énergie. Nous nous prononçons pour un débat public suivi d'un référendum. Cela serait une grande nouveauté puisqu'en matière de nucléaire, jamais rien n'a été soumis au vote, pas même de l'assemblée nationale. Je note qu'aujourd'hui seuls le PS, l'UMP et le FN s'opposent à cette idée de référendum sur le nucléaire alors que le Front de Gauche et les Verts en sont partisans. Je crois que cette position permet de faire un bond sur cette question fondamentale. Reste que rien ne sera possible en matière de transition énergétique sans planification écologique et démocratique et sans sortir l'énergie des logiques marchandes.
7) Paul Ariès ne cesse de dire que quelque chose est en train de naître, qu’un nouveau langage émerge capable de porter un nouveau mouvement vers l’émancipation, qu’il s’agisse du « sumak kawsay » des peuples indigènes en Amérique du sud, du « buen vivir » des gouvernements équatoriens ou bolivariens, du renouveau de la notion d’eudémonia (vie bonne) en Grèce, de la réécriture du programme du CNR (« les jours heureux ») sous le titre « Les Nouveaux jours heureux » par les citoyens-résistants, des notions de convivialisme, de sobriété joyeuse… Seras-tu le candidat de ce renouveau ?
La question du bien être est subversive. Elle revient à demander le droit au bonheur. Le capitalisme ne s’accommode pas d’interrogations sur les finalités humaines. Il est à lui seul son objectif. L’accumulation ne peut être infinie et pourtant tout se passe comme si elle pouvait l’être et le devrait. Et puis toute la mécanique idéologique destinée à construire dans les têtes du consentement à l’ordre établi a modifié son registre. Hier il s’agissait de distiller une foi aveuglée dans des lendemains qui chantent. A présent c’est la peur du lendemain qui enchaine la confiance en soi et la volonté d’améliorer son sort. Dans les angoisses qui nourrissent le capitalisme, il n'y a plus seulement la peur de la mort, plus seulement la frustration permanente fabriquée par le système, mais, pour un nombre croissant de nos concitoyens, la peur du lendemain, la fragilité de leur situation sociale. Le capitalisme domestique les esprits en précarisant. Face à cela, je serai le candidat de l'abolition du précariat.
8) Ta campagne est sous le signe de « Mélenchon Présidons »…. Es-tu prêt à faire une place aux thèses de l’antiproductivisme, de l’objection de croissance ? Es-tu prêt à ouvrir tes meeting à des objecteurs de croissance, à des amoureux du « buen vivir » ?
Ce slogan "Présidons" était une boutade ! Je voulais m’épargner le ridicule de la personnalisation grotesque de cette élection. Finalement l’expression a été reprise et elle est restée. Cela m'amuse, et en même temps m'interpelle. Je crois que ça correspond bien à un rejet répandu de la présidentialisation et de la dérive monarchique de la 5e république dont nous voulons sortir. Le premier acte du prochain président de la république élu devrait être de remettre son pouvoir aux mains du peuple souverain. C'est notre proposition de 6e république parlementaire et de Constituante. C'est la raison pour laquelle nous voulons également lier fortement la présidentielle avec les législatives. Cette double campagne sera collective, populaire et citoyenne. Nous envisageons aussi un groupe de porte-parole qui traduise la diversité du Front de Gauche et de ses partenaires. Il y aura donc nombre d'oratrices et d'orateurs à nos meetings… Au niveau local, cet élargissement peut prendre la forme d'Assemblées citoyennes du Front de Gauche. Tout est à inventer, n'ayons pas peur de bousculer les traditions électorales ! Les bases de cette ouverture seront le partage de nos grandes orientations, celles que j'avais commencées à esquisser dans mon livre « Qu'ils s'en aillent tous ». Celles qui dorénavant sont proposées par le programme partagé. Nous avons bien travaillé pour la première étape de la démarche. Les débats au sein du Front de gauche et avec les citoyens, syndicalistes, associatifs, chercheurs, et intellectuels dans nos forums ont bien fonctionné. Les grands thèmes sont bien dégagés: 6è République, partage des richesses, planification écologique, sortie du carcan du Traité de Lisbonne, et une politique internationale de paix, à commencer par le retrait de nos troupes d'Afghanistan et de l'OTAN impérialiste.
9) Ne crois-tu pas qu’il faille aussi changer nos façons de faire de la politique ? Si nous combattons pour ce que je nomme un « socialisme gourmand » par opposition au socialisme du nécessaire, ne faut-il pas aussi repenser nos façons de militer ? Les Objecteurs de croissance et les amoureux du bien vivre, de la vie bonne ont-ils leur place non seulement au sein du Front de gauche mais aussi du Parti de Gauche, ou plus exactement quelle place penses-tu qu’ils devraient pouvoir y prendre ? Peut-on imaginer une association d’OC soignant leur gauche fédérée au Parti de Gauche ?
Il n'y aura pas de changement sans implication du plus grand nombre, et sans remise en cause de nos anciens modèles. Je l'ai déjà dit, l'objection de croissance, même si ce n'est pas ma tradition politique, m'intéresse parce qu'elle renouvelle la politique et nos schémas de pensée. Elle bouscule et pose les questions qui obligent à passer du péremptoire à l’argumenté. Il y a déjà beaucoup d'objecteurs de croissance au PG, et ça se sent d'ailleurs je crois dans nos propositions en matière d'écologie radicale. Moi, l'ancien béton-électricité, je les ai vus arriver avec intérêt, je les ai appelés à nous rejoindre dès le lancement du PG car je crois à la dynamique de cette diversité, à cette confrontation positive et créatrice du parti creuset. La suite, je dois le dire, m'a donné raison. Si d'autres, qui se retrouvent dans notre stratégie unitaire d'une gauche de rupture et de reconquête du pouvoir, si ceux là partagent les grands objectifs que je viens d'énumérer et souhaitent contribuer, bienvenue ! Ils ont toute leur place au sein du Front de Gauche. Mais ils devront convaincre. Comme tous les autres. Je vous l'ai dit, le Parti de Gauche est un parti creuset qui essaie de tirer le meilleur de traditions différentes. Nous sommes attachés à ce que cette démarche inclusive soit aussi celle du Front de Gauche.
1 Politis, 27/11/2008
2 La Décroissance, avril 2009
Gratuité, l’avenir d’une utopie
Roger Martelli. Historien, communiste.
Gratuité : vieille question. Aussi vieille que les sociétés d’échange marchand ; aussi vieille que les contestations du pouvoir de l’argent. La gratuité n’est pourtant pas au départ une contestation de la forme marchande. Simplement, dès l’instant où la propriété a séparé la caste de ceux qui y ont accès et de ceux qui en sont privés, la question s’est toujours posée de contenir la violence découlant intrinsèquement de son effet d’exclusion. Ainsi la charité, c’est-à-dire la redistribution marginale et gratuite des surplus accaparés, visait à faire accéder les marginaux absolus de la propriété et de la sphère marchande à une consommation minimale. Dans les circonstances extrêmes, et notamment parmi les pouvoirs les plus centralisés, la charité a même pu prendre la forme des distributions publiques de marchandises, éventuellement ritualisées, comme c’était le cas lors des grandes fêtes de la Rome impériale. Enchâssée dans la réalité de l’échange qu’elle « civilise » en partie, la gratuité a pu servir de vecteur de pouvoir, privé ou public, paternaliste ou démagogue.
C’est la période moderne qui, en même temps qu’elle étend la sphère marchande, crée la possibilité de passer de la gratuité octroyée à la gratuité revendiquée. Dans sa phase plébéienne et démocratique, la Révolution française a installé le principe fondamental selon lequel le droit de propriété et la liberté de commerce ne pouvaient contredire la nécessité imprescriptible de l’Assistance et de la Bienfaisance nationales. « La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler »… L’article 21 de la Déclaration des droits de 1793 fonde l’action de la Convention en 1793-1794. Une batterie de lois, entre mars 1793 et mai 1794, établit à la fois les travaux de secours, le droit à pension des exclus du travail et la gratuité de certains services. Des officiers de santé visitent les familles assistées pour les traiter gratuitement à domicile, et non plus dans les hôpitaux-mouroirs de la période antérieure.
Donner au plus grand nombre le moyen de participer à la grande scène du marché ou demander à la société tout entière de prendre en charge les coûts des produits tout aussi nécessaires qu’inaccessibles… Une fois énoncé le principe originel de l’assistance, le mouvement ouvrier a pris le relais aux XIXe et XXe siècles. La République sociale assure bien-être et bonheur à ses membres : quand il le faut, cela passe par l’accès direct aux biens, sans la médiation de l’échange monétaire et marchand. Pourtant, en dehors de l’enseignement (la Commune de Paris institue ainsi l’instruction laïque, gratuite, obligatoire), la gratuité n’est pas au cœur du combat prolétarien du XIXe siècle. Donner du travail plutôt que du pain ; organiser le travail et non abolir la forme salariale… La question centrale n’est tant pas de remettre en cause l’échange marchand, que d’assurer sa « réciprocité » et sa « stricte justice ». C’est le XXe siècle qui, face aux crises et sous la pression du mythe soviétique, élargit la demande de limitation de la sphère marchande directe. Au-delà de l’instruction, la santé devient l’objet des attentions les plus soutenues, jusqu’à fonder l’exigence d’une mutualisation sociale des coûts et de leur gratuité pour les individus. La charité laisse alors la place, en légitimant la gratuité pour l’individu, à la bienfaisance nationale assumée : la protection sociale devient un droit, que ne peuvent assumer ni la charité privée, ni l’assistance éclairée du souverain, ni la loi universelle des marchés concurrentiels.
Mais dans tous les cas, sous des formes modérées ou radicales, de nature privée ou publique, la gratuité est restée longtemps, soit renvoyée à l’au-delà des sociétés sans classes (le communisme du « de chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins »), soit cantonnée aux marges de l’activité économique et de la redistribution sociale. Elle est dominée par la réciprocité de l’échange dans les sociétés rurales d’Ancien régime ; elle est dominée par l’échange monétaire et marchand dans les sociétés du capital. La donne se modifie dans la période la plus contemporaine. D’abord, parce que l’universalisation de la forme marchande accentue les inégalités inhérentes à l’échange dans les sociétés de classe : la marchandisation générale multiplie à la fois les consommateurs et les exclus de la consommation. Ensuite, parce que la montée de l’informationnel, en élargissant le champ de « l’immatériel », parasite la formation classique de la valeur par le temps de travail socialement nécessaire à la production.
Ce faisant, l’évolution la plus récente du capitalisme mondialisé donne plus d’acuité à une double exigence : celle qui consiste à étendre les possibilités données au plus grand nombre d’accéder à la consommation marchande ; celle qui consiste à retreindre le champ de la marchandise, en refusant le paradigme de son universalisation absolue. La première piste ne contredit pas l’hégémonie de la sphère marchande dans l’allocation des ressources. Mais en mettant l’accent sur les salaires et les revenus minimaux (qu’ils soient déconnectés ou non du travail), elle remet en cause le pivot de la forme capital : le marché « libre » de la force de travail.
La seconde piste met la gratuité directement au centre du débat public. Elle prend des formes que l’on pourrait dire défensives, celles qui dénient à l’échange marchand le droit légitime de s’étendre à des secteurs qui lui échappaient jusqu’alors, comme la santé et le vivant. Elle prend aussi des formes plus offensives, mettant en question la marchandisation elle-même et non pas seulement l’extension excessive ou la perversion de son usage. Prenons l’exemple de la gratuité exigée des transports urbains. Si le déplacement est constitutif du travail moderne, la prise en charge comptable de son exercice est-il un coût qui relève de la dépense salariale, ou un investissement dont la charge incombe d’abord à l’utilisateur de la force de travail ? Dans ce cas, comme pour la santé, le concept de gratuité se déplace en déstructurant la notion courante du coût. Qu’est-ce qui est un « coût » à l’échelle sociale ? Ce qui contribue à la reproduction et au développement des capacités humaines ou ce qui limite le champ de leur expansion ? Ajoutons que la déstructuration est plus grande encore dans le cas de la « valeur » de l’information ou de la connaissance, qui est au cœur des controverses sur la brevetabilité, sur le logiciel libre ou sur le peer to peer. Il ne s’agit plus alors de savoir si tel ou tel produit, telle ou telle activité relèvent ou non de l’échange marchand : il s’agit de dire si, dans des secteurs à forte capacité d’entraînement, le marché reste la méthode la plus efficace d’allocation des ressources créatrices.
En cela, la gratuité change d’ère. Elle n’est plus seulement un instrument de défense des démunis, ou la délimitation d’une bulle protégée, mais l’incitation à inventer des modalités de mise en commun, autres que celles codifiées de longue date par les pratiques des marchés. Au fond, l’insistance sur la gratuité devient alors l’indice d’un réalisme qui est en train de changer de camp. Et un rappel à l’ordre salutaire : la prise de risque du marché n’est pas une norme naturelle, mais une construction historique. Son efficacité pratique a dépendu de sa capacité à répondre à des paradigmes sociaux (l’inégale distribution comme moteur de l’efficacité) qui semblent n’avoir plus la vertu d’entraînement de naguère.
Il n’en reste pas moins que, si la gratuité est une piste légitime, il convient au plus haut chef, du côté des forces d’alternative, de la penser comme un problème, et cela pour trois raisons. D’abord parce que l’informationnel perturbe la détermination ancienne de la valeur, mais ne la délégitime pas de façon universelle. Dans des sociétés où la rareté reste une donnée structurelle, la négociation collective sur le nécessaire et le possible reste une donnée structurelle. Ce qui doit être distribué sans contrepartie monétaire peut-il l’être réellement, sans effet pervers ? En cas de réponse négative, comment définir l’ordre des priorités et comment dégager les ressources monétaires mutualisées de ce qui conserve un prix ?
La gratuité doit en second lieu être tenue pour un problème parce que, dans sa forme offensive, la gratuité n’est qu’un moment dans un processus plus vaste qui est celui de la démarchandisation et, au-delà, celui de la déséconomisation des sociétés. Maîtriser un processus suppose tout à la fois de ne pas reléguer à l’infini le terme (la subordination puis l’extinction de l’échange marchand) et de ne pas ignorer la médiation qui y conduit. La difficulté tient à ce que, pour l’instant, il n’existe que deux mises en cohérence pratiques des activités humaines : par l’équilibre tendanciel des marchés et par l’allocation volontaire de l’État. Or les deux méthodes ont montré leur limite, la première débouchant sur l’inégalité et le déchirement social, la seconde sur l’uniformité sociale et la sujétion des personnes. Mettre en avant la gratuité généralisée, sans se poser concrètement la question des modalités sociales d’allocation des ressources, peut déboucher sur la tutelle de l’administratif et contredire l’exigence émancipatrice.
Enfin, la question de la gratuité ne peut pas laisser comme un impensé le problème de la propriété. Dès l’instant où la circulation et la répartition des biens sont surdéterminées par leur production, l’échange, marchand ou non-marchand est conditionné par la distribution de la propriété. L’échange marchand capitaliste est structuré par l’opposition absolue du propriétaire et du non-propriétaire. Il ne servirait à rien de traiter de la gratuité en faisant abstraction de la question de la propriété, ou plutôt de l’appropriation. Je considère donc qu’il faut tenir en même temps les deux bouts de la chaîne : le bien commun est supérieur par essence au bien privé ; les procédures de sa production et de son allocation relèvent de critères d’évaluation qui excèdent la forme marchandise ; à rebours de la marchandise, la gratuité de son usage individuel est la contrepartie de la socialisation de son évaluation.
Au total, la gratuité tend à devenir à la fois un horizon et une médiation, dans ce qui n’est rien d’autre qu’un processus de dénaturalisation des échanges. Son avènement relèvera de la rationalité économique (comment formaliser des critères d’allocation qui ne se réduisent pas au calcul de la valeur marchande ?) mais son background est plus large : le déclin de l’utilitarisme et, au-delà, la fin d’un long paradigme historique de l’individu. La logique marchande repose sur la combinaison de l’intérêt et de l’individu concurrent ; une logique de l’émancipation ne repose-t-elle pas sur la congruence de la réciprocité et de l’individu solidaire ? Le défi est le plus difficile ; il est aussi le plus passionnant.
L’éloge de la gratuité
Bertrand Larsabal
In Passant N° 40-41 (mai 2002)
Le capitalisme veut tout marchandiser. C’est le ressort de sa dynamique d’accumulation. En phagocytant toutes les activités productives, en éliminant celles qui relèvent de la tradition dans les pays pauvres, en créant de nouveaux besoins, en privatisant les services publics, en grignotant la protection sociale, en s’appropriant les ressources naturelles et la culture, en déposant des brevets sur toutes les connaissances scientifiques, il assure son développement planétaire. Le capital a soif de profit et le profit est au bout de la marchandise. L’extension de la sphère marchande se fait au détriment de la sphère non monétaire (celle des échanges où règnent l’affectivité, la réciprocité ou le bénévolat et qui se déroulent dans un cadre intime ou associatif) et de la sphère monétaire non marchande (celle des services dont le financement est socialisé comme l’éducation, la santé et les retraites). Pourtant, la gratuité et le non marchand dont le paiement est socialisé sont indispensables à toute économie et même – paradoxalement – au capitalisme.
Le faux gratuit
Dernièrement, sont apparus des journaux quotidiens distribués « gratuitement ». Nous connaissions déjà les périodiques d’annonces dont nos boîtes aux lettres sont bourrées sans que nous ayons à débourser un centime. Ce sont des exemples typiques de fausse gratuité. Le journal « gratuit » n’est pas payé par son lecteur mais par les annonceurs et, au bout du compte, par les consommateurs des produits dont les annonceurs ont vanté les mérites puisque le coût de la publicité est inclus dans le prix du produit final.
Les déboires du commerce en ligne s’expliquent aisément : le journal Libération a perdu des clients de papier quand il a mis le contenu en accès libre sur Internet ; Le Monde n’a pas trouvé d’acheteurs pour son journal électronique payant. Le mythe de la « nouvelle économie » réside dans la difficulté de trouver qui va payer et ce qu’on va faire payer. Ainsi grandissent les incertitudes au sujet du système UMTS de téléphonie mobile. Et se révèle une nouvelle contradiction du capitalisme : les techniques qu’il développe dans l’espoir de faire du profit donnent un accès potentiel de tous les consommateurs aux biens et services (principe de non-exclusion) sans que ces consommateurs se fassent concurrence entre eux (principe de non-rivalité).
La leçon à retirer est que tout ce qui a un coût de production n’est pas et ne peut être gratuit. Quelqu’un doit en payer le prix. La fausse gratuité consiste à trouver une bonne mule endossant le fardeau du coût.
Le vrai gratuit
Il n’existe que deux cas de figure de vraie gratuité. Le premier correspond aux productions dont le coût tend vers zéro parce qu’elles demandent de moins en moins d’outils, de matières premières et de travail vivant. On commence à entrevoir cette possibilité pour certaines productions comme les logiciels dont la conception (qui représente un coût fixe) est amortie sur un tel grand nombre de duplications que le coût unitaire en est infime. On trouve là, une fois de plus, une confirmation de cette loi de la valeur-travail si étonnante et dérangeante pour les libéraux : la valeur diminue quand la productivité du travail progresse.
Le deuxième cas de figure de vraie gratuité correspond aux biens naturels auxquels l’humanité a accès sans restriction parce que leur abondance est telle que leur usage est possible sans aucun effort. C’est le cas limite du précédent. Les meilleurs exemples en sont la lumière du soleil et l’air. Mais on voit aussitôt que cette vraie gratuité peut être anéantie si l’abondance se révèle n’être que factice et si l’on a gaspillé une ressource naturelle en croyant à tort qu’elle était inépuisable. Cela s’est passé pour l’eau et risque d’arriver à l’air. La vraie gratuité peut être également anéantie si une ressource inépuisable est appropriée par certains individus ou groupes qui en limitent l’accès. Cela peut paraître surprenant qu’une ressource inépuisable puisse être appropriée. Or, si l’air et l’eau ne s’épuisent pas quantitativement, leur qualité se détériore et le rétablissement de celle-ci a un coût. Le travail alors nécessaire crée une valeur dont le propriétaire de la ressource appropriée s’accapare une part sous forme de rente. L’eau a déjà un prix, l’air en aura un lorsque les permis de polluer l’auront privatisé. Le capitalisme détruit tout sur son passage et la destruction engendre la rareté : c’est la fin de la gratuité. Elle est donc à reconstruire.
La construction sociale de la gratuité
Puisque la gratuité n’est pas naturelle, la lumière solaire étant la seule exception subsistant, il faut la construire socialement. Cette construction suppose que soit préservé l’espace des relations non monétaires parce qu’il contient des formes de richesses qui échappent à la quantification économique. La qualité des relations humaines, l’allaitement d’un nourrisson par sa mère, le guidage des premiers pas de l’enfant, le lien social qui naît dans l’action associative, l’échange de services entre amis, sont autant de lieux et de moments qui se suffisent à eux-mêmes car ils sont empreints de la logique du don. La gratuité et le don forment un couple d’amour.
Cette construction de la gratuité suppose aussi que soit maintenu et même élargi l’espace monétaire non marchand, c’est-à-dire celui où ne peut régner la gratuité totale à cause du coût mais où ce dernier est pris en charge par la collectivité afin d’assurer une meilleure égalité sociale et l’accès de tous à l’éducation, la santé et la retraite. Ces domaines sont ainsi soustraits à la logique de la rentabilité du capital et cela explique l’acharnement avec lequel l’OCDE, l’OMC, l’Union européenne, tous les gouvernements libéraux ou sociaux-libéraux et les dirigeants des grandes firmes capitalistes veulent les « ouvrir à la concurrence », c’est-à-dire les privatiser.
La gratuité n’a pas de prix
L’accumulation du capital engendre l’insoutenabilité du développement économique, tant sur le plan social puisque le développement implique la généralisation du rapport salarial, que sur le plan écologique puisqu’il implique la dégradation de la nature. Et on voudrait nous faire croire que ces contradictions pourraient se résoudre par une extension encore plus grande des activités marchandes.
Or, ce qu’oublient les apologistes du marché, c’est que l’économie marchande cesserait immédiatement d’exister si un champ de la gratuité ne fonctionnait pas simultanément. Quelle activité économique serait possible sans la lumière gratuite du soleil ? Imagine-t-on une économie qui nécessiterait de devoir payer pour donner la vie à des enfants ? Quelle civilisation se préparerait-il si nous devions acheter notre air quotidien ?
Lorsque les économistes libéraux feignent de s’étonner que les biens fournis par la nature n’aient pas de prix et clament : « mais cela ne vaut pas rien, fixons un prix », ils ignorent que la gratuité est ici synonyme d’infinitude et que, par voie de conséquence, tout ce qui a trait à la vie, celle des hommes ou des autres espèces, et tout ce qui a trait aux conditions de la vie, qu’elles soient biologiques, culturelles ou affectives, échappent au marché et au champ de la monnaie, pour rentrer dans celui de la gratuité. Réciproquement, la gratuité confère un degré de valeur incommensurable. Comme l’écrit Jean-Louis Sagot-Duvauroux : « Seules les choses gratuites donnent sa valeur à la vie humaine »1. Fondamentalement, la gratuité a sa source dans le don de la vie et la soutenabilité sociale et écologique fonde sa légitimité dans la perpétuation de cette vie reçue et donnée gratuitement. Ce qui est dit de la vie humaine peut être étendu aux choses du monde qui nous entoure. La lumière du soleil et l’air doivent rester gratuits. La santé, l’éducation et l’eau qu’il faut acheminer ont certes un coût, mais leur caractère non marchand signifie que la cotisation versée par chacun lui donne droit à sa part de bien ou service dont la production est collectivement décidée et organisée, part déconnectée du montant de sa cotisation. La sauvegarde des gratuités existantes et l’extension de leur champ sont-elles des manifestations des « rigidités de la société » ? S’il s’agit de se défendre contre la marchandisation, s’il s’agit de se prémunir contre une stratégie de développement durable qui se résumerait au business écologique, assurément. Mais ce qui est accusé d’être du conservatisme est éminemment porteur de valeurs humaines tout en restreignant les possibilités d’accroissement des valeurs d’échange.
Le temps n’a pas de prix
Mieux la charge de travail nécessaire à la production et les revenus qui en résultent sont équitablement répartis et plus la société reconnaît à chacun de ses membres l’égalité de sa vie, de son temps de vie, de son apport à la production collective par rapport à ceux de ses semblables, alors plus il est possible à chacun de trouver identité et reconnaissance sociale à la fois dans le travail et dans des activités autonomes libérées de la contrainte marchande. En d’autres termes, la soutenabilité, la réduction des inégalités, l’extension de la gratuité forment une alternative avec la dualisation de la société. Le partage et la gratuité unifient la société là où la marchandisation la fissure, la fracture, la dissout.
La réappropriation par l’homme de son temps, donc de sa vie elle-même, n’est réelle que si le temps libre est du temps gratuit. Le développement économique et l’accumulation capitaliste n’ont été possibles que par le découpage du temps de vie en tranches, dont une était transformée en quasi marchandise – le temps de travail – pour produire de véritables marchandises, une autre était transformée en consommation de marchandises, la tranche libre étant réduite à la portion congrue. L’aliénation du temps de vie, qui est à la base de tout rapport social d’exploitation et de domination, empêche la libre disposition de l’existence que chaque être humain reçoit gratuitement. La malédiction – tu travailleras à la sueur de ton front – qui habite la philosophie judéo-chrétienne place l’obligation d’aliéner son temps, c’est-à-dire l’interdit de sa libre jouissance, dans les têtes et les consciences. Temps libre et temps gratuit : là se trouve l’enjeu de la réduction du temps de travail car le capitalisme ne peut se permettre de ne plus contrôler une part du temps de vie qui ne serait consacrée ni à travailler, ni à consommer, ni à se reposer du travail, ni à se reposer du travail en consommant. Telle est la raison de la haine de classe qui transpire chez les bourgeois quand on leur parle de RTT pour les salariés : où irions-nous si nous nous mettions à penser ? Or, calculer et fabriquer prennent de moins en moins de temps et penser en prend toujours autant. Mais, réjouissons-nous : penser est gratuit.
A suivre…
Jean-Pierre Vallorani
(1) J.L. Sagot-Duvauroux, Pour la gratuité, D. de Brouwer, 1995, p. 20. Lire son article p. 64 de ce numéro.
Bertrand Larsabal
Sur la richesse et la gratuité,
un entretien de Damien de Callataÿ avec Alain Caillé,
« Sur la richesse et la gratuité, un entretien de Damien de Callataÿ avec Alain Caillé, Une critique de la critique du don », Revue du MAUSS permanente, 24 mai 2012 [en ligne]. http://www.journaldumauss.net/./?Sur-la-richesse-et-la-gratuite-un
Cet entretien fait suite à la recension critique par Alain Caillé (qu’on trouvera ci-dessous) de l’ouvrage de Damien de Callataÿ : Le Pouvoir de la gratuité. L’échange, le don, la grâce (Paris, L’Harmattan, 2011), avec des références L’Idée même de richesse (A. Caillé, Paris, La Découverte, 2012).
Les lecteurs du n °35 du MAUSS, intitulé « La gratuité. Éloge de l’inestimable », ont pu apprécier et estimer l’article de Damien de Callataÿ qui, en ouverture de ce numéro, à la fois éclairait l’étymologie de la notion et attirait notre attention sur le fait que la gratuité n’est jamais pensée en tant que telle, ou bien que, alors, elle est souvent confondue avec autre chose (ce qu’on ne paye pas : les biens collectifs ou publics par exemple). Ils trouveront ici l’argumentaire complet. « Au sens fondamental, la gratuité qualifie un rapport sans contrainte pénible aux choses bonnes du monde, c’est-à-dire celles dont les bienfaits sont éprouvés sans qu’aucune peine ne leur soit associée » (p. 166). Elle est étroitement liée à la grâce. Je suis pour ma part (A.C.) d’autant plus sensible à cette approche qu’elle est parfaitement symétrique à celle que j’ai tenté de développer pour l’économie en proposant la définition suivante : « L’activité économique a trait aux moyens mis en œuvre pour obtenir des biens ou des qualités désirables – appelons-les des désirables – par une dépense d’énergie pénible parce que contrainte » (A. Caillé, Dé-penser l’économique, Paris, La Découverte, 2005, p. 219). D’où l’on peut déduire qu’il n’est de véritable richesse que de la gratuité. On regrettera cependant que l’auteur s’arrête sur l’ambivalence et les ambiguïtés du don pour rejeter sans vraie discussion le « paradigme du don », qui ne fait guère mystère de ces ambiguïtés, au contraire, et pour plaider in fine pour le partage à la place du don. Est-ce bien la peine de critiquer la charité (identifiée au don, et réciproquement) pour réhabiliter la communion ? En fait, le problème central, pas soulevé, est celui de l’articulation du don et de la donation et de celle-ci avec la gratuité. Discussion à poursuivre. Alain Caillé
Damien de Callataÿ. — Je voudrais aborder deux questions avec vous. D’abord, dans votre recension [1] de mon livre, vous dites que j’identifie trop le don au don charitable : « Est-ce bien la peine de critiquer la charité (identifiée au don, et réciproquement) pour réhabiliter la communion ? ». Vous avez entièrement raison quant à la charité mais je suis pour le partage désigné ici par “communion”. Vous écrivez ensuite : « le problème central, pas soulevé, est celui de l’articulation du don et de la donation, et de celle-ci avec la gratuité. » J’aurais aimé savoir ce que vous voulez dire par “donation” (est-ce bien le terme phénoménologique ?) et comment articulez-vous le don et la donation ?
Alain Caillé. — Vous assimilez trop le don MAUSSien à la charité et vous le critiquez donc pour cela, mais je ne me sens guère concerné par cette critique qui repose sur le malentendu habituel sur le paradigme Maussien du don. Mais par ailleurs, vous introduisez très bien ce thème de la gratuité. Qui a évidemment des rapports avec la question du don, rapports que nous n’avons pas véritablement développés au MAUSS. Pas suffisamment en tout cas. J’avais essayé pour ma part, assez brièvement, en deux ou trois pages, de poser la question, connexe, de l’articulation du don et de la « donation », et cela dans un texte un petit peu ancien qui s’appelait « Don, intérêt et désintéressement. [2] »
D. de Callataÿ. — Je viens de voir le nouveau livre de Marcel Hénaff [3]. Il n’associe pas le don de Mauss à la donation.Je comprends le concept de donation, mais de là à dire que le don, c’est une donation…
A. Caillé. — Je ne dis pas cela.
D. de Callataÿ. — Mais alors pourquoi devez-vous l’articuler ?
A. Caillé. — Je dois l’articuler précisément parce que ce n’est pas la même chose ; ça a des rapports mais ce n’est pas la même chose.
D. de Callataÿ. — Vous traitez ensuite de l’articulation de la donation et de la gratuité. Si je parle du don et de la gratuité, je dois donc traiter de ce qu’il y a entre les deux.
A. Caillé. — Oui. Pour être honnête je n’ai pas l’impression d’avoir une clarté conceptuelle suffisante sur la question. Je ne prétends avoir aucune réponse claire ou définitive. J’ai juste une intuition. Ce qu’il me semble, c’est que, pour autant que je me rappelle, dans les discussions du don par Derrida et plus encore par Marion, surtout Marion, dans le sillage de la phénoménologie husserlienne et heideggérienne qui théorise la donation, le fait d’être donné (la Gegebenheit) à partir de la forme allemande du “il y a”, Es gibt, ça donne, il y a quelque chose plutôt que rien, c’est là comme ça, c’est donné – “étant donné” comme dit Marion –, dans cet “étant donné”-là, cette donation première, il n’y a pas de sujet auquel on puisse être reconnaissant d’avoir donné. En ce qui concerne le don maussien au contraire, il y a un sujet, il faut le reconnaître. Et les sujets se battent pour se faire reconnaître comme donateurs. Après, il s’agit de savoir « qu’est ce qu’on donne quand on a donné ? » Ce n’est pas clair. Il me semble qu’il y a plusieurs réponses … Qu’est ce qu’on donne en dernière instance ? Où est la dernière instance ? Il me semble que ce que l’on donne c’est éventuellement de l’énergie, du hau, du mana. Mais il me semble que ce que l’on donne aussi, c’est probablement une part – et là je vous rejoins – de gratuité ou de donation, en tout cas quelque chose qui est au delà des sujets entre lesquels s’instaure la relation du don et du contredon.
D. de Callataÿ. — Oui. Moi je pense qu’on donne une part de soi car la seule chose que l’on possède, c’est soi !
A. Caillé. — Mais on pourrait dire aussi que l’on donne accès à la Gegebenheit, à quelque chose qui dépasse les deux partenaires.
D. de Callataÿ. — L’apparaître des choses ?
Pour moi, le don au sens strict, c’est céder quelque chose de sa propriété, de soi. Et, à coté, il y a le don au sens large où il se passe des choses entre nous, que l’autre prend mais que nous ne donnons pas volontairement. Des choses qui sont donc susceptibles de produire de la grâce chez l’autre puisque celui qui prend ne doit rien à celui qui a “donné” au sens large, involontairement. Et donc ces dons au sens large n’entrent pas dans le cadre maussien régi par la triple obligation.
A. Caillé. — Non, ça l’excède et je pense qu’il faut l’excéder. Le cadre maussien strict, c’est l’échange ; Mauss ne sait pas comment l’appeler. Il appelle cela l’échange-don ou le don-échange, suivant les passages de l’Essai sur le don.
D. de Callataÿ. — Hénaff dit que le don maussien n’existe pratiquement plus, qu’il y a trois catégories, trois ordres différents de dons.
A. Caillé. — Oui, il a écrit cela il y a longtemps, en 2005. Je ne suis évidemment pas d’accord. Mais il faut se mettre d’accord sur l’extension et la compréhension du concept de don.
D. de Callataÿ. — Tentons d’être plus clair. Ou bien on reste général quant au don et on perd en précision, ou bien on essaie de centrer le problème du don en tant que cession de propriété, cession de quelque chose, acte volontaire, réception, dette, retour, réciprocité obligatoire, rapport dissymétrique, altération de la gratuité pour celui qui reçoit – parce que celui qui le reçoit doit un contredon et le don n’est donc plus gratuit pour lui. Cette deuxième approche me paraît plus précise, évidemment plus limitée mais précise. Le don, c’est quelque chose que l’on transmet, quelque chose de matériel, de spirituel, (ce peut être des services, etc.), mais du moment que le donateur soit impliqué d’une manière personnelle et volontaire. C’est dans ce sens-là que j’ai voulu dire que le paradigme du don est ou bien trop général et perd en précision, ou bien précis et limité. Mais je comprends mieux maintenant votre point de vue. Nos points de vue pourraient se rejoindre ou être reliés parce que je ne pense pas qu’il y ait, parmi toutes les relations, de relations pures : celui qui reçoit ne reçoit pas ce que l’autre donne mais il prend ce qu’il peut prendre ou ce qui l’intéresse dans ce qu’il y a à prendre.
A. Caillé. — Et celui qui donne ne sait pas ce qu’il a donné.
D. de Callataÿ. — Mais c’est quand même la relation du don volontaire qui est intéressante à étudier, puisque c’est celle-là dont on est responsable, dont on est l’agent.
A. Caillé. — Mais pourquoi s’interdire d’étudier la relation du don involontaire ? Durkheim écrit qu’il y a un élément non contractuel dans le contrat. Au fond, c’est ce que Mauss essaie de cerner dans le don en parlant de quasi contrat. On pourrait formuler les choses comme cela et dire qu’il faut aller encore plus loin et montrer qu’il y a dans le don un élément qui excède le don, qui excède justement ce que vous décrivez. Quand vous voulez rester dans la relation bilatérale, relationnelle stricte, il me semble que c’est intenable ; il y a nécessairement quelque chose … je dirais que ça déborde le don… (C’est intéressant comme discussion, je suis content que vous me permettiez de dire…) Je pense que ça excède le don des deux cotés, en quelque sorte en amont et en aval. Premièrement parce que, finalement, on ne sait jamais très bien ce qu’on donne puisque l’autre prend autre chose et on ne sait pas si ça fait plaisir ou si ça ne fait pas plaisir, etc. Ça, c’est une première chose. Et, deuxièmement, non seulement l’autre voit dans le don autre chose que ce que le donateur y a mis, mais il y a quelque chose de beaucoup plus général qui excède à la fois le donateur et le donataire.
D. de Callataÿ. — Pourquoi aussi le donataire ?
- A. Caillé. — Mais parce que non seulement le donateur ne sait pas ce qu’il a donné puisque ça dépend du donataire, mais le donataire non plus ne sait pas ce qu’il a reçu véritablement ; il voit autre chose que ce que le donateur a donné, mais il a reçu autre chose aussi que ce qu’il croit avoir reçu.
D. de Callataÿ. — Je vous suis très bien là-dessus mais cette partie qui excède le don, elle est présente dans toutes les relations autres que le don.
A. Caillé. — Oui, c’est vrai.
D. de Callataÿ. — Je vois très bien le lien que vous faites, c’est quelque chose qui est liée ici au don mais qui peut être liée à bien d’autres relations et à d’autres choses. On peut donc les séparer.
A. Caillé. — On peut en partie les séparer. C’est pour cela que je dis qu’il faut les articuler. Finalement mon raisonnement en étapes me plait assez. Dans le contrat on croit savoir ce que l’on donne.
D. de Callataÿ. — Dans ce qui excède, je suis d’accord avec vous qu’il y a là-dedans une notion, une part de gratuité. Mais ce qui excède n’est pas propre au don.
A. Caillé. — Ça y ressemble puisque le propre du don est de mettre en scène de la gratuité : “Tiens, je te donne, tu ne me dois rien ; c’est cadeau”. De même qu’on pourrait dire que « l’hypocrisie est un hommage du vice rendu à la vertu », on pourrait dire que « le don est un hommage de l’échange rendu à la donation ». Le lot d’un professeur comme d’un auteur, c’est de ne jamais savoir ce qu’il a transmis véritablement.
D. de Callataÿ. — Vous partez de l’angle de vue du don et vous examinez tout ce que le don implique et développe. Moi, je pars de l’angle de vue de la gratuité et j’examine entre autres le don mais aussi d’autres relations dans lesquelles passe de même de la gratuité.
*****
D. de Callataÿ. — La seconde chose dont je voulais vous parler, c’est la différence entre la gratuité de la grâce gratuite et la gratuité du don gratuit, du don-acte ou action gratuite de donner. Le pape dans l’encyclique Caritas in veritate parle beaucoup de la gratuité ; c’est toujours pour dire “donner gratuitement”, “agir gratuitement”. Vous, dans votre livre L’idée même de la richesse [4], c’est à peu près pour les deux tiers “agir gratuitement” et pour un tiers “recevoir de la gratuité, jouir de la gratuité, jouir de la grâce”.
A. Caillé. — Le gracieux !
D. de Callataÿ. — Je pense avoir mis là le doigt sur quelque chose, en ce sens que ce sont deux choses complètement opposées, contraires.
A. Caillé. — Contraires, je ne sais pas, mais enfin c’est irréductible. C’est pour cela que j’ai regretté, avant cette discussion, de ne pas avoir eu le temps de lire votre mail, de reprendre votre article [5] du MAUSS, pour re-réfléchir à nouveau à ces questions-là.
D. de Callataÿ. — Pour moi, jouir d’une gratuité, en pratique d’une grâce, c’est jouir d’un bénéfice sans dépense en contrepartie. C’est un bénéfice intégral. Par contre, agir gratuitement, agir pour rien, c’est se dépenser, se donner du mal sans bénéfice en retour. Donc d’un coté “bénéfice sans dépense” et de l’autre coté “dépense sans bénéfice”. On peut ensuite se poser la question : est-ce que l’un produit l’autre ? Quelle est la relation entre les deux ? A mon avis, il y a une relation potentielle mais il n’y a pas de relation nécessaire entre les deux.
- A. Caillé. — Je n’aime pas trop la deuxième formulation, “agir gratuitement”.
D. de Callataÿ. — Je parle dans mon texte de l’acte gratuit qui est d’abord un oxymore…
A. Caillé. — Oui mais je n’y crois pas du tout à l’acte gratuit.
D. de Callataÿ. — Ça veut quand même dire quelque chose.
A. Caillé. — Je crois à l’acte désintéressé au sens du désintéressement, pas du désintérêt mais du désintéressement. D’ailleurs, c’est le fond de mes polémiques avec Marion qui confond désintéressement et désintérêt. Derrida aussi d’ailleurs. La position fondamentale de Marion et Derrida, c’est que le don, pour être tel, conforme à son concept, ne doit pas être marqué, souillé, par aucun intérêt. D’où, pour eux, l’impossibilité du don. Mais ce raisonnement absurde, ou, au moins, par l’absurde, résulte d’une confusion entre intérêt et intéressement. Qu’on puisse agir sans intéressement matériel, même sans intéressement de pouvoir ou de gloire ou je ne sais pas trop – être payé tout simplement par exemple –, n’implique pas qu’on n’éprouve aucune intérêt pour ce que l’on fait. Ça ne veut pas dire qu’on n’a pas d’intérêt pour l’action. On a nécessairement de l’intérêt pour l’action mais ce n’est pas un intéressement à l’action. C’est ça la distinction pour moi. Qui recoupe la distinction que je fais entre intérêt à (intéressement) et intérêt pour. Distinction qui apparaît désormais depuis peu chez les économistes qui distinguent entre ce qu’ils appellent les motivations extrinsèques et les motivations intrinsèques. Donc, les actes gratuits sont bien des actes qui sont désintéressés (sans intéressement) mais il n’y a pas d’actes gratuits au sens où il n’y a pas d’actes dans lesquelles n’entre pas, pour une part, de l’intérêt pour l’action qu’on mène. Tous les paralogismes de Marion ou Derrida ou, au pôle apparemment opposé mais en fait conjoint, de Bourdieu ou d’une partie de la psychanalyse, reposent sur la confusion entre intérêt et intéressement, intérêt pour et intérêt à, motivation intrinsèques et motivations extrinsèques.
D. de Callataÿ. — Je vais reprendre ma question sous un autre angle : vous ne parlez pas de la grâce ou pratiquement pas !
A. Caillé. — Très peu. J’en parle quand même.
D. de Callataÿ. — Or, pour moi, la richesse, c’est la grâce. Ce n’est que la grâce. D’ailleurs vous le dites dans votre recension : « il n’est de véritable richesse que de la gratuité ». Mais ne parlant pas de la grâce et parlant beaucoup de la gratuité de la donation, il y a une confusion qui s’installe dans les esprits. Ainsi les gens me disent : “De quoi parles-tu ? De la gratuité ? Ah oui, tu parles de donner !” Pour eux, l’un est lié à l’autre. Ils ne voient pas
le sens premier de la gratuité qui est celui de la grâce, de la condition de possibilité d’une grâce. Et d’une richesse comme vous l’avez écrit.
A. Caillé. — Je suis d’accord mais je vais vous faire un aveu. Ce texte-là, je l’ai écrit en quelques jours, suite à un travail fait avec des Mutuelles sur la question de savoir si elles produisaient de la « richesse sociale » au-delà de la richesse économique, et comment la mesurer. Il fallait le publier très vite, largement pour des raisons matérielles, d’intéressement à la survie du MAUSS…. Je n’en suis pas mécontent. Je crois avoir pu dire certaines choses qui me semblent justes, mais je vous accorde que le travail conceptuel précis sur ces histoires de gratuité, de grâce et de gracieux n’y est pas assez poussé.
D. de Callataÿ. — À ce propos, l’idée de mesure et de non mesure, que vous développez, est passionnante parce que la richesse est subjective ; c’est ce que vous éprouvez gratuitement comme grâce. Et le subjectif n’est pas mesurable.
A. Caillé. — Oui, bien sûr. La valeur des activités gratuites – entre guillemets – des Mutuelles n’est pas mesurable mais elles ont un coût.
D. de Callataÿ. — De nouveau vous parlez d’activités gratuites. Mais c’est le surplus du don, comme vous l’avez dit tout à l’heure, c’est ce qui passe en plus ou c’est ce qui l’accompagne. Le professeur donne un cours mais qu’est ce qui fait que l’élève ait compris ou non, c’est un surplus.
A. Caillé. — Bien sûr.
D. de Callataÿ. — J’ai beaucoup aimé ce problème de mesure parce qu’il rejoint ma thèse de la richesse gratuite, subjective, non mesurable. Chaque fois que l’on parle d’action gratuite, on pense : “C’est l’action gratuite qui produit de la richesse supplémentaire”. Et là, la confusion est présente pratiquement dans tous les textes qui parlent de la gratuité parce qu’ils ne distinguent pas la gratuité de l’action effectuée de la gratuité de la chose reçue et ressentie.
A. Caillé. — Oui. Encore que moi je ferai une différence entre les deux. Il me semble que ce n’est que parce qu’il peut exister des actions gratuites (non pas des “actes gratuits”, je vous ai dit tout à l’heure pourquoi je n’y crois pas) – que les économistes appellent des actions motivées par des motivations intrinsèques et non pas extrinsèques – qu’il peut y avoir de la grâce et du gracieux.
D. de Callataÿ. — Oui et j’irai plus loin. Il s’agit là d’actions interhumaines mais les choses aussi agissent . Je suis chimiste de formation ; en chimie, ça réagit ! Vous voyez une beauté : vous en jouissez gratuitement !
Je poursuis ma pensée. Je vous parlais de la gratuité des choses et des grâces qui se trouvent produites par “les dons au sens large”, c’est-à-dire ce qui n’est pas donné volontairement mais que l’autre prend comme étant un don parce qu’il en bénéficie. Prenons l’exemple de la musique de Mozart. Comment qualifier ce que nous recevons – le don – de Mozart ? Il n’y a pas là un don avec sa triple obligation, en particulier l’obligation de le recevoir puisqu’il n’y a en réalité que quelques pourcents de gens qui aiment Mozart. Il n’y a pas non plus de dette et d’obligation de rendre de contredon à Mozart. C’est pour cela que je pense que le paradigme MAUSSien du don est trop restreint.
A. Caillé. — Mais je vous dirais quand même là-dessus qu’il y a un très beau texte d’un poète américain qui s’appelle The gift avec un sous-titre assez étrange La vie érotique de la marchandise. L’auteur s’appelle Lewis Hyde. Il a d’ailleurs un site très, très connu. Il a beaucoup de fans et son idée est que l’œuvre d’art fonctionne comme le don maussien parce que cela renvoie à un troisième sens du mot “don”. Vous connaissez le petit texte de Mauss, si important, qui s’appelle Gift/gift où l’on voit les deux sens du mot don : le don-bienfait et le don-méfait. Le don qui guérit et le don qui tue, le poison. Mais il y a un troisième sens, très important en français et en anglais, qui est le fait d’avoir un “don”.
D. de Callataÿ. — Un talent.
A. Caillé. — Oui. On a un don pour la musique, on a un don pour la peinture, etc. La thèse de Hyde, c’est que celui qui a un don – l’artiste – n’est artiste et productif que s’il traite son talent comme si c’était un don reçu de quelqu’un. C’est-à-dire comme quelque chose qui ne lui appartient pas, qui doit circuler, qui doit être mis en circulation. Et c’est pour cela, dit-il, qu’il y a une espèce d’antithèse complète entre le canon artistique et la vie de la marchandise. Dans la logique marchande, l’artiste est obligé de faire comme si son activité était un travail et son œuvre d’art une marchandise, alors que cela ne peut fonctionner véritablement que dans une logique de don. Et là on touche d’assez près à la donation.
D. de Callataÿ. — Pour moi, partant de la gratuité et de la grâce, le partage est une source de gratuités. C’est le bien commun qui est gratuit, à égalité pour tout le monde. Vous-même, vous le dites plusieurs fois dans L’idée même de la richesse : “on a reçu en héritage les biens communs”, et dans la recension de mon livre : « Est-ce bien la peine de critiquer la charité (identifiée au don, et réciproquement) pour réhabiliter la communion ? » La communion, c’est-à-dire le partage. Je pense quand même qu’il y a une grande différence entre le partage et le don-donation.
A. Caillé. — Oui.
D. de Callataÿ. — Et que c’est peut-être plus riche d’avoir un paradigme du partage que d’avoir un paradigme du don.
A. Caillé. — C’est une discussion qu’on a au sein du MAUSS avec pas mal de gens qui seraient un peu de votre avis. Notamment un ancien prêtre qui plaide avec pas mal de talent – de don ! – pour cela, même si je crois qu’il commence à nuancer un peu son point de vue. Là encore, je vous dirais que je n’ai pas de réponse ; c’est une discussion en cours. Simplement, moi je distingue depuis assez longtemps entre le don agonistique qui est le seul objet de l’Essai sur le don – mais dont Mauss précise que c’est un petit ensemble, un sous-ensemble de quelque chose de beaucoup plus vaste qu’il appelle des “prestations totales”, qui ne sont pas agonistiques – et que moi je propose d’appeler le don-partage. Mais là encore, je n’ai pas assez travaillé sur la question. C’est un débat à développer. Je n’ai pas d’idées claires là-dessus. Mais pour répondre quand même à vos formulations, c’est vrai que le mot de “communion” est quand même très, très connoté. Et donc là vous êtes en position très bizarre dans l’emploi de vos termes, à mon avis.
D. de Callataÿ. — Ce n’est pas moi qui utilise le mot communion, c’est vous dans votre recension : « Est-ce bien la peine de critiquer la charité (identifiée au don, et réciproquement) pour réhabiliter la communion ? »
A. Caillé. — Dont acte. J’ai dû forcer le trait.
D. de Callataÿ. — On communie dans le partage… Je réhabilite le partage. Je pense qu’il est plus important de partager que de donner parce que le don – finalement je comprends votre donation et la richesse qui en ressort –, le don pour moi est un remède : ça ne guérit pas, ce n’est qu’un remède.
A. Caillé. — Parce que vous prenez le don comme charité.
D. de Callataÿ. — Non. Toutes les formes de don. On revient à Hénaff. Il y a le don solidaire, compassion ; c’est de la compassion, ça ne résout pas le problème. Et il y a le don du penchant naturel, de l’amitié et de l’amour – qui est la plupart du temps symbolique mais qui peut aller beaucoup plus loin jusqu’à donner tout de soi. C’est dans un autre ordre à mon avis. Par contre, le partage, c’est la condition de gratuité, d’égalité.
A. Caillé. — Encore une fois, vous avez peut-être raison. Je n’ai pas eu le temps de travailler là-dessus. Je devrais le faire. Je rappelle que pour Mauss la partie cachée de l’iceberg, c’est le partage, c’est ce qu’il appelle les “prestation totales”. Donc, le don non agonistique ; tout est partagé quand même. Ce sont des débats qu’il faut avoir avec Etienne Autant. C’est un thème qui me laisse quand même un tout petit peu gêné parce qu’il renvoie assez facilement au thème du communisme primitif. Par exemple, il y a un auteur très, très anti-maussien, violemment anti-maussien qui développe cela avec talent, qui s’appelle Alain Testart, un des grands ethnologues français qui travaille au Collège de France, mais je trouve qu’il y a des choix politiques derrière tous ces termes scientifiques. Lui, il est à la fois, je dirais, communiste et libéral. Soit on est dans le communisme radical et alors il s’appuie sur les Australiens – il a une bonne connaissance du terrain australien – et son idée est qu’en Australie il n y a pas de dons, il n’y a que du partage parce qu’il n’y a pas de guerre. Et comme il n’y a pas de guerre, ce n’est pas la peine d’avoir des dons pour faire la paix. C’est ça sa thèse. Donc tout est partagé. Et puis si on n’est pas dans le partage, il faut alors être dans le pur marché. Le don maussien, tel qu’il le voit, est un don aristocratique qui crée une inégalité qui est infiniment insupportable. Ça peut se défendre. Il se trouve que ce n’est pas totalement juste d’un point de vue ethnologique. Et ce qui me gène dans une certaine thématique du partage, c’est que ça fait abstraction de la question de la reconnaissance des sujets qui est toujours présente Et que même dans le partage, lorsque le chasseur australien donne, met la bête tuée à la disposition de tout le clan, c’est quand même lui qui l’a tuée. Il y a quand même un geste de don initial au collectif et ça m’ennuierait qu’on escamote ce moment-là dans le partage.
D. de Callataÿ. — Là où je vous suis bien dans le paradigme du don, c’est dans le sens indiqué par un texte intitulé Dette et lien social de Louis Baslé [6] sur les dettes et les créances. Nous vivons en communauté et nous sommes toujours à la fois en dette et en créance vis-à-vis de tout le monde. On donne pour être créancier et on rend pour payer ses dettes. C’est cela qui crée “un certain lien”, entre guillemets puisque je critique le lien attribué au don. Mais cette succession de dettes et de créances produit un certain lien, un va et vient. Et si on s’en acquittait par contrat, il n’y aurait plus ce type de lien. Cette idée d’être en permanence débiteur et créancier est intéressante. On est tous dépendant de la société et la société dépend entièrement de nous. Donc, on est tous dans une relation créance-dette que vous traduisez finalement par le don.
A. Caillé. — Oui. Assez largement.
D. de Callataÿ. — Mais de nouveau, ce mot de don me paraît tellement ambigu. Quand on veut le préciser, on tombe sur un problème parce qu’il y a alors des choses qui restent en dehors du champ. Si l’on dit que le don au sens large n’est pas dedans, on risque alors d’être hors du sujet. J’aime beaucoup cette approche “alternance créance-dette” qui ne passe pas nécessairement par le “c’est du don”.
A. Caillé. — Je ne sais pas si vous connaissez ce thème de mon ami Jacques Godbout. Il l’appelle l’endettement mutuel positif. (Apparemment, cela ne vous plait pas !) On pourrait retrouver votre propos en disant tout simplement que Godbout analyse quelque chose entre deux personnes – le mari et la femme généralement – mais si on généralise, on est très exactement dans le partage. Le partage, ainsi pensé, ça serait l’entrecroisement des dons qui générant un sentiment d’endettement mutuel positif ne sont plus perçus comme des dons puisque chaque donateur a le sentiment de recevoir plus qu’il ne donne. Seriez-vous d’accord avec cela ?
D. de Callataÿ. — Oui. Godbout parle d’un sentiment « d’endettement mutuel positif [7] ». Mais l’expression de dette ou d’endettement positif force le sens. Dans votre livre L’idée même de la richesse, vous parlez toujours de l’acte arbitraire et de l’arbitraire produisant de la gratuité et de la grâce. Dans quel sens utilisez-vous le mot arbitraire ?
A. Caillé. — C’est l’expression de Mauss dans sa définition de la culture. D’autres pourraient préférer le mot “contingent”. Mais Mauss parle d’arbitraire. Qu’est-ce qu’il veut dire par là ? Il veut dire que ce qui est proprement culturel est singulier, vaut par cette singularité même et ne procède d’aucune nécessité fonctionnelle.
D. de Callataÿ. — Mais finalement, ce sont des conventions. On y adhère puisqu’on est né dans une culture et donc ce n’est plus du tout arbitraire puisque ce sont des conventions.
A. Caillé. — Dit comme cela, bien sûr ! Simplement, on porte une cravate, on pourrait ne pas porter de cravate, on fait un pain long, on pourrait faire un pain carré, etc. etc. Il n’y a pas de nécessité fonctionnelle.
D. de Callataÿ. — D’accord, c’est comme cela que vous utilisez ici le terme arbitraire.
Dans votre livre L’idée même de richesse, j’aime beaucoup la façon dont vous dites : « on est dans une dialectisation entre la liberté et l’obligatoire, entre l’intéressé et le désintéressé. Et ce sont quatre pôles ». J’aime cette façon de voir mais je pense qu’il y a plus d’une dizaine de pôles différents.
A. Caillé. — Je n’en suis pas sûr. Je ne crois pas. Ou, à ce moment-là, vous me les direz et puis on rediscutera. Je pense vraiment que ce sont les quatre pôles fondamentaux. C’est un enjeu très important, tout à fait fondamental parce que dans la critique généralisée de l’économisme et de l’utilitarisme, tout le monde dit depuis le début : « Ah la la ! l’homme n’est pas seulement un homo œconomicus, c’est bien plus compliqué que cela, il y a bien d’autres choses ! ». Ok, si on dit cela, tout le monde sera d’accord. Pour moi la question importante c’est de savoir si l’on peut commencer à structurer, à se donner une idée de la structure du reste. De ces « autres choses ».
D. de Callataÿ. — Mais je peux vous donner des exemples fournis par Mauss lui-même quand il parle de ces relations d’échanges. Elles sont à la fois libres et obligatoires, intéressées et désintéressées, antagonistes et consensuelles, conflictuelles et pacifiantes, grandioses et modestes, coûteuses et rétributives, pleines de défis et de gages, de marques de reconnaissance d’autrui et d’affirmation de soi. Ce sont tous des mobiles contradictoires.
A. Caillé. — C’est un problème de niveau sémantique. C’est à dire que la même opposition apparaît en amont de l’opposition de l’obligation et de la liberté, de l’intérêt et du désintéressement ; il y a quatre autres choses en apparence mais à un autre niveau sémantique ou de sens. En amont de l’obligation et de la liberté, il y a la mort et la vie. En amont de l’intérêt pour soi et de l’intérêt pour autrui, il y a la guerre et la paix. Ça, c’est vraiment les quatre thèmes et après, ça se spécifie dans des champs particuliers. Je développe cela en détail dans la Théorie anti-utilitariste de l’action [8].
D. de Callataÿ. — Je vous remercie. Est-ce que cette conversation vous a donné quelques idées ?
A. Caillé. — Oui, bien sûr, mais je reste persuadé qu’il faut préciser effectivement l’analytique du gracieux, de la gratuité, etc. Ce que vous avez fait. Et d’ailleurs, je vous l’avais dit, moi j’étais très d’accord avec vos catégories, a priori. Mais tout ce travail reste à approfondir. Et puis sur cette question de l’articulation “don et partage”, oui ! tout le travail reste à faire, là aussi, et c’est vraiment important, d’autant plus que la question des biens communs, et donc du partage, va revenir au premier plan des débats théoriques et politiques des années à venir.
D. de Callataÿ. — Si l’on cherche une solution à l’utilitarisme, au capitalisme et au marché, je pense que c’est là qu’il faut chercher.
La marchandise humaine
Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Aucune marchandise au monde n’est plus fructueuse que l’être humain, commercialisé en bloc ou par tranches. C’est la seule qui soit capable de produire de la richesse par elle-même. Ceux qui sont en mesure d’en imposer le négoce et de s’en rendre propriétaires possèdent la clef de la fortune, car on ne peut pas être très riche par son seul travail. Dans la société contemporaine, pour être très riche sans ticket gagnant pour l’euromillion, il faut s’acheter des personnes humaines sur le marché aux esclaves, de l’activité humaine sur le marché du travail, du temps de cerveau disponible sur le marché publicitaire ou maîtriser le marché des biens sans lesquels l’existence n’est plus considérée comme humaine. Là se concentrent la perspective et la limite de la marchandisation.
Pour que les humains, leur personne, leur activité, leurs désirs ou leurs conditions d’existence puissent devenir pures marchandises, ils doivent être d’abord soumis à une forme très particulière de propriété, celle consacrée par les droits occidentaux, qui donnent au propriétaire une puissance absolue sur l’objet possédé, le droit d’en user, d’en abuser et de le faire fructifier à sa guise. Du coup, devenir marchandise n’est pas une perspective bien réjouissante pour un être conscient et l’on observe que cette transmutation provoque de vives tensions. Ces tensions sont politiques. Elles se développent sur une frontière où se jouent l’asservissement et l’émancipation de l’existence. Ce qu’on peut vendre de moi, ce que moi-même je peux vendre de moi perd sa liberté. Ce qui de moi est considéré comme inaliénable ouvre les chemins de l’autonomie. Le débat sur droit et marchandisation ne traite pas de l’échange débonnaire qui réunit sur la place du village le producteur de carottes et le vendeur de tournevis. Il porte sur un processus, la marchandisation, qui mord sur des biens que la plupart croyaient sans rapport avec les carottes ou les tournevis, ni avec rien de ce dont on fait utilement commerce.
1/ Démarchandisation de la personne humaine
Capturer des êtres humains pour les transformer en marchandises est une activité si lucrative qu’elle a été la source principale de la richesse occidentale, quand s’accumulèrent les capitaux qui permirent l’industrialisation. L’histoire prouve avec surabondance que l’être humain vendu, acheté, possédé, mis en action pour le profit d’un propriétaire déterminé à s’enrichir par cette voie est une source d’abondants profits et d’agréments divers. Pourtant, notre époque de marchandisation condamne et bannit l’esclavage. Les tensions politiques provoquées par l’assujettissement de millions d’êtres humains se sont historiquement soldées par la démarchandisation de la personne humaine, la reconnaissance de son inaliénabilité. Les révoltes, les guerres, les mouvements de solidarité, les modifications économiques ont cranté la conviction désormais largement partagée que la personne humaine ne pouvait être mise en vente. Des inventions éthiques et politiques de haute volée, comme la déclaration des droits de l’homme ou les lois d’abolition, ont donné un cadre juridique à cette démarchandisation. L’impétueuse extension de l’empire marchand qu’on connaît aujourd’hui s’arrête devant ces postes frontières. Pour la plupart, ceux même qui la conduisent réprouvent l’esclavage.
De cette histoire, nous pouvons tirer une première conclusion : sur la longue période, nous sommes engagés dans des processus de démarchandisation vécus comme essentiels pour le bien-être de l’humanité, une démarchandisation qui fait consensus et dont on peut raisonnablement affirmer qu’elle l’a emporté sur la tendance inverse. Autrement dit, le mouvement de marchandisation que nous constatons depuis plusieurs décennies n’est ni fatal, ni exclusif. Il se croise avec des mouvements contraires durables, ancrés, étayés. Il se trouve efficacement borné par des institutions émancipatrices qu’il n’est pas en mesure de contester de front. Nous savons démarchandiser, nous savons en goûter les effets, nous savons en préserver la bienfaisance. En dépit des dénégations intéressées des marchandiseurs, cette histoire continue.
Le droit, bien entendu, s’en mêle. Les textes juridiques régissant l’esclavage à l’occidentale tendent à réduire les personnes asservies à la condition de biens meubles sur lesquels la puissance souveraine du propriétaire peut exercer tous les abus que l’inépuisable cruauté humaine se plaît à imaginer. Mais en même temps, une interrogation éthique ou religieuse, parfois les liens humains qui s’établissent malgré tout entre Blancs et Noirs, pour la plus grande part les rapports de force imposés par la résistance de ces biens meubles doués de conscience font naître le sentiment que l’humanité, même incarnée dans un corps noir, ne peut se dissoudre dans la marchandisation de l’individu qui la porte. Il résulte de cette tension des monstres juridiques comme le Code Noir, signé Louis XIV, ou comme certaines thèses de charitables juristes américains proposant de décréter les esclaves « biens immeubles » dans le but d’empêcher la séparation des familles. Travaillé par deux raisons contraires – l’avantage des maîtres à soumettre les esclaves au droit commun de la propriété, l’impossibilité de leur dénier jusqu’au bout la condition d’humains –, le droit ne parvient à tenir la contradiction que par des constructions biscornues, des raisonnements gênés aux entournures. La monstruosité est rendue plus visible encore et plus odieuse quand elle utilise les artifices sophistiqués de la technique juridique pour accorder les scrupules de conscience avec la brutalité de l’institution. Selon le dogme catholique, le repos dominical s’impose à tous les humains, même réduits à l’état de biens meubles. Les rédacteurs du code noir doivent concilier le décret divin avec le statut juridique des armoires ou des sabots : « (Nous, roi de France) enjoignons à tous nos sujets, de quelque qualité et condition qu'ils soient, d'observer les jours de dimanches et de fêtes, qui sont gardés par nos sujets de la religion catholique, apostolique et romaine. Leur défendons de travailler ni de faire travailler leurs esclaves auxdits jours depuis l'heure de minuit jusqu'à l'autre minuit à la culture de la terre, à la manufacture des sucres et à tous autres ouvrages, à peine d'amende et de punition arbitraire contre les maîtres et confiscation tant des sucres que des esclaves qui seront surpris par nos officiers dans le travail. »
Observons les méandres de ces arguties expertes. Le rédacteur du texte n’ose pas exclure les esclaves du précepte divin. Fils d’Adam, ils ne travailleront pas le jour du Seigneur. Mais s’ils enfreignent la règle, c’est le propriétaire de ces biens meubles qui en sera puni par confiscation. Ainsi nationalisé, l’Adamite à peau noire restera bien meuble, mais bénéficiera du respect que le roi très chrétien voue au quatrième commandement.
C’est à l’opposé de la limpidité citoyenne dans laquelle est écrit le décret d’abolition du 16 pluviose an II. L’inaliénabilité sans appel de la personne humaine se dit avec une majesté de style bien éloignée de la pesante conciliation entre la cupidité des maîtres et la bénignité hebdomadaire du roi des cieux. Voici ce que décrètent les représentants de la nation après l’adresse que leur fait le député Belley né esclave, puis élu par la colonie de Saint-Domingue : « La Convention déclare l'esclavage des nègres aboli dans toutes les colonies ; en conséquence, elle décrète que tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution ».
Deux formes de droit.
Le droit à la démarchandisation, à l’inaliénabilité, à la liberté des humains consacre la frontière au delà de laquelle l’autonomie des personnes et des groupes est garantie. Il n’a pas besoin de circonlocutions. Il est compréhensible par tous. Si je dis que l’humain ne peut pas être vendu, chacun comprend. Chacun peut prendre parti. Chacun contrôle.
Le droit de la marchandisation (les constructions juridiques qui accompagnent et permettent la marchandisation) aménage le complexe exercice de l’hétéronomie et travaille à figer juridiquement des contradictions inabouties. Il faut des experts, des adroits, des madrés, des affidés du pouvoir pour établir ce droit-là.
Il n’y a pas d’équilibre entre l’un et l’autre. Le droit à la démarchandisation est structurellement plus solide que l’autre, parce qu’il est plus simple et plus simple à défendre. Quand il mord sur l’être humain lui-même, le droit de la marchandisation est intrinsèquement affaibli par la nécessité d’intégrer l’histoire religieuse, philosophique, amoureuse, poétique ou naïve qui sait qu’entre la mise en vente de son prochain et l’étal du quincaillier, il y a une sacrée différence. Le droit à la démarchandisation s’en moque. Il part d’un acquis très clair et très partagé : nous pouvons nous parler, nous désirer, nous étonner, nous haïr et ça mérite d’être protégé. Donc il est désirable que « tous les hommes, sans distinction de couleur, /…/ (jouissent) de tous les droits assurés par la Constitution»
Autour d’enjeux heureusement moins dramatiques, les embarras du traité constitutionnel européen ont manifesté une tension du même ordre. Les articles destinés à renforcer le contrôle démocratique des institutions, l’union des peuples ou la liberté des citoyens d’Europe avait à peu près belle allure. Mais le fatras des dispositions imaginées pour verrouiller la politique de marchandisation, encombrées d’innombrables négociations d’experts, était quasiment indéchiffrable. Or l’opacité arrange l’oligarchie. Elle contribue au jeu de rôles qui fait du grand nombre un incapable politique et confirme le petit nombre, dont certains juristes, dans son exclusive compétence à gouverner. Ces symptômes disent quelque chose du droit et ils disent quelque chose de la marchandisation.
2/ Marchandisation et démarchandisation de l’activité humaine
L’interdiction générale du commerce des êtres humains est l’aboutissement d’un processus de démarchandisation dont la portée éthique et politique est considérable. Dès lors, il s’institue autour de la personne humaine comme un bloc d’inaliénabilité qu’on retrouvera très souvent en travers des processus de marchandisation. Cette inaliénabilité ne tient pas au fait que l’être humain serait impropre à sa mise sur le marché – les siècles ont fait la preuve du contraire. Elle est instituée par un mouvement de l’histoire, un mouvement politique qui décrète, reconnaît, ressent le caractère désormais inaliénable de ce qui était hier encore marchandise. Ce mouvement s’appelle émancipation. Il est possible.
Cependant, si l’être humain ne peut plus être achetée en bloc, beaucoup de ses attributs conservent une valeur marchande et font l’objet d’un commerce aujourd’hui généralisé. L’institution du salariat permet d’acheter l’activité d’un être humain et de l’acheter sous la forme encore meuble d’un potentiel d’activité, ce que Marx appelle la force de travail. Concrètement, cette transaction se traduit par du temps humain placé sous l’autorité et utilisé pour le profit d’un autre. Très vite, la nécessité vitale par laquelle le grand nombre est contraint d’aliéner son temps et son activité produit des tensions analogues à celles apparues entre l’esclave et le maître, entre le sentiment d’inaliénabilité qui rôde autour de la personne humaine et l’efficacité économique de sa marchandisation. Prenant parti dans cette tension, les anarchistes et les premiers communistes lancent un mot d’ordre radical : abolition du salariat. Ils entendent par là que l’être humain n’est pas fait pour vendre son temps, ni pour le placer sous une autorité extérieure, qu’il est fait pour agir et s’associer librement. En face, les multiples avatars du « travailler plus pour gagner plus » dessinent la perspective d’une marchandisation du temps humain par tous les bouts.
Sommes-nous dans une phase de flux ou de reflux dans la marchandisation du temps humain ? C’est difficile à décider. Il est clair que l’activité et le temps humains se sont peu à peu distribués en deux parts : une part vendue, une autre inaliénable. Au début de la révolution industrielle, c’est tout le temps utile des ouvriers qui peut être soumis au contrat salarial, de l’enfance à la mort, du réveil au coucher. Depuis, les législations et les conventions professionnelles sur le temps de travail ont rendu inaliénable une part importante du temps humain et l’ont ouvert sur la libre activité. La part « noble » de l’activité humaine, celle dont chacun décide pour lui-même, était jadis réservée aux aristocrates pour qui « travailler, c’est déchoir ». Elle fait aujourd’hui partie de l’expérience commune à côté de ce que nous faisons sous le commandement d’un autre poussés par la nécessité de « gagner notre vie ». Oui, il est licite de transformer l’activité et le temps humains en marchandise, mais sous réserve d’en respecter la part sans prix. Ce double jeu est profondément intériorisé par tous. Je connais la valeur monétaire de ma journée de travail et la connaissant, je sais qui vaut plus et qui vaut moins que moi. Mais si je rends visite à un ami malade, les trois heures que je lui consacre sont sans prix et mon statut sur le marché du travail – smicard ou récipiendaire de stock options – ne modifie pas ce qu’elles « valent ».
Même dynamique avec l’amélioration des conditions de travail : en entrant à l’usine ou au bureau, chacun conserve des droits et des prérogatives qui ne tombent pas sous le pouvoir de l’employeur. La cession du potentiel d’activité est qualitativement et quantitativement bornée par ce qu’on appelle le droit du travail. Cette longue et constante évolution semble aujourd’hui bégayer. Mais le reflux pourtant est comme entravé et il rencontre de nombreuses résistances. L’expérience d’un temps et d’une activité démarchandisés, c’est-à-dire libres et sans prix, a fait son œuvre, conquis beaucoup d’âmes. Il ne sera pas aussi simple de revenir en arrière. L’enrôlement massif et récent de centaines de millions d’habitants des pays du Sud sous le statut salarial fait son profit de conditions de travail à l’ancienne, mais il est lui aussi soumis à des tensions qui ouvrent un peu partout sur une démarchandisation partielle du temps et de l’activité. C’est sans doute sur cette frontière-là que se joue le destin de la marchandisation telle que la souhaitent les forces sociales et politiques qui se reconnaissent dans la doctrine du libéralisme. Ce n’est pas joué. Ni pour elles, ni pour celles qui s’y affrontent.
En tout état de cause, les acheteurs ont dû prendre acte que tout le temps humain ne pouvait être mis sur le marché. Mais cela n’a pas interrompu le travail de leur imagination. Si l’extension quantitative du temps aliénable est quelque peu malaisée, quoiqu’elle soit à l’œuvre, peut-être y a-t-il à glaner dans l’amélioration qualitative du bien acquis et de son efficacité. Ainsi, dans le cadre même du salariat, le dessein manageurial exige de plus en plus de l’employé qu’il accorde sa subjectivité à la valorisation du capital. Naguère, le système admettait un certain partage du sens. Le maçon n’était pas maître de ses tâches. Il mettait néanmoins sa fierté dans leur utilité sociale : j’ai construit cette maison et des gens l’habitent. L’employeur s’en accommodait, valorisant le travail bien fait dont d’ailleurs il tirait profit. Aujourd’hui, quand on est maçon chez Bouygues, il est fortement recommandé de souhaiter du fond du cœur bonne chance à l’action Bouygues, et quand on est chercheur dans l’industrie pharmaceutique, de privilégier les maladies solvables. L’injonction nouvelle porte sur le sens de l’activité : tu donneras à ton activité le sens que je veux qu’elle ait et nul autre. Or il est insensé de se déposséder de sa responsabilité sur le sens de son activité. Ce que nous faisons sous l’empire de la nécessité, parce qu’il faut bien survivre, nous distingue peu de la vie animale. Vendre son temps et son activité pour survivre est le détour humain d’une nécessité animale. On pouvait néanmoins se raccrocher à l’utilité proprement humaine des biens produits. Si je couds des robes, c’est aussi pour le plaisir proprement humain de celles qui les portent, même quand le tissu mime l’animale toison des panthères. Mais voilà qu’il faut aussi s’en remettre à autrui pour décider du sens : tu feras de l’accroissement de ma fortune le sens de ta vie ; je ne t’achète pas seulement ton potentiel d’activité, mais aussi ta volonté, ton implication subjective dans mon projet à moi, dans mon enrichissement à moi. Et ça, c’est insensé. Beaucoup de la souffrance au travail naît de là : contraindre au non-sens un être qui vit par le sens. Ceux des employés de banque qu’on nomme aujourd’hui, par antiphrase, « conseillers-clients » savent ce qu’on attend d’eux. Non pas aider le client à faire le choix qui lui est le plus favorable – le « travail bien fait » de naguère – , mais l’embrouiller de telle sorte qu’il s’engage sur les produits les plus profitables pour « l’entreprise ». Quand après avoir vendu son âme en plus de son temps, le conseiller-client observe la stagnation de sa fiche de paye ou la dégradation des prestations sociales auxquelles il a droit, il lui faut bien admettre qu’il a été le dindon de la farce. Les bénéfices de l’entreprise lui échappent, même quand il a consenti à en faire le sens de sa vie. S’acheter le monopole du sens est une réalité rendue possible par les évolutions contemporaines de la marchandisation, mais pour les victimes de cette vente forcée, c’est un pénible non-sens.
Le sens de la vie fait une bonne marchandise, mais le droit du travail gêne son négoce. Serait-il possible de se dégager des entraves instillées au cours des décennies dans le statut salarial ? Sous couvert de modernité, de réformes qui se présentent benoîtement comme des libertés nouvelles, les forces engagées dans la marchandisation imaginent des institutions qui le permettent. Le statut d’auto-entrepreneur, récemment officialisé en France, semble un moyen pratique et économique de « se mettre à son compte ». Le travailleur métamorphosé en entreprise unipersonnelle peut avoir le sentiment d’échapper à la hiérarchie salariale. Il ne vend plus un potentiel d’activité à réaliser selon les vœux d’un autre et sous ordre, mais son activité elle-même, en direct. En réalité, ce nouveau statut rétablit dans sa brutalité la plus fruste le marché du temps humain, un marché dans lequel le client est roi. Il esquisse la possibilité d’un monde économique où quelques puissants donneurs d’ordre règneraient sur une armée de sous-traitants individuels prêts à se soumettre à toutes leurs exigences pour l’emporter sur la concurrence, car ils seront tenus de vendre leur activité par la même nécessité que le prolétaire d’autrefois, mais sans bénéficier des solidarités d’atelier et du sentiment collectif qui constitua une force capable d’instituer peu à peu une part d’inaliénable au sein même du lien salarial. La subjectivité de l’auto-entrepreneur est alors mobilisée au service du « client ». Il est mis dans la situation de croire que son intérêt consiste à se tuer au travail pour satisfaire des objectifs conçus sans lui. Les timides innovations juridiques sur le harcèlement dans l’entreprise deviennent inopérantes. Le rêve porté par la loi Le Chapelier de 1791 et contrebattu par toute l’histoire du mouvement ouvrier reprend de l’actualité.
3/ Arraisonnement marchand du désir humain
Il sera difficile de réinstituer l’esclavage. On s’est solidement habitué à ce qu’une partie de notre temps soit vouée à la libre activité. Des lois respectées ont cranté ces évolutions. Elles posent des limites à la marchandisation. Alors celle-ci fait un détour. L’arraisonnement marchand des subjectivités est à l’œuvre dans l’entreprise et constitue une extension qualitative de la marchandisation de l’être humain. Surtout, il a efficacement engagé la conquête du temps libre.
Dans un aveu devenu célèbre, Patrick Lelay, ancien directeur de TF1, a craché le morceau. Le métier de la chaîne privée, expliquait-il, c’est de « vendre du temps de cerveau disponible ». On admettra sans peine que notre temps de cerveau est une part de nous même. Et il faut bien se rendre à l’évidence : des puissances qui nous surplombent en font commerce. La diminution du temps d’activité vendue laisse du temps de cerveau disponible. Ce temps lui aussi doit être rendu marchandisable.
Regardons comment fonctionne ce nouveau commerce et prenons pour cela l’exemple de TF1, puisqu’il nous a aimablement été suggéré par son propre patron. Le deal s’établit entre un fournisseur de cerveau disponible – TF1 – et un client qui souhaite s’en porter acquéreur : l’annonceur publicitaire.L’un et l’autre savent exactement ce qu’ils font, établissent pour cela des barèmes, des tarifs, des moyens d’évaluation, des contrats. Par contre, il faut construire une supercherie, un leurre pour que les cerveaux se laissent ainsi placer sur le marché. Cette supercherie est le sentiment de gratuité qu’ils éprouvent devant les divertissements qu’on leur propose. En réalité, dans cette transaction purement commerciale, il y a zéro gratuité. Les programmes sont l’asticot grâce auquel les cerveaux mordent à l’hameçon. Et jamais on n’a vu le pêcheur faire payer l’asticot par les tanches.
Le système publicitaire a pris une place considérable dans l’industrie de l’information et du divertissement. Il porte la marchandisation du désir humain à une limite où il cesse de « faire sens », où il devient proprement insensé. Si les informations télévisées n’ont pas pour objectif premier de me donner les moyens d’exercer ma citoyenneté en connaissance de cause, mais de mettre mon cerveau en état de disponibilité pour les annonces publicitaires qui suivent ou qui précèdent, si la courbe de l’action Bouygues devient le moteur du sens, alors le langage perd sa fiabilité. Il s’effondre. On ne peut plus se parler. On ne peut plus se croire. L’autonomie et la liberté deviennent des leurres. Réduit à ses fonctions de séduction, le langage cesse d’être la place publique où nous élaborons le sens de nos vies et de notre histoire. Il ne permet plus la transmission fiable et l’échange de nos vérités. Il n’est plus là que pour la danse du ventre. Nous sommes bons pour occuper nos week end à pousser nos caddies en silence et les remplir avec tout ce que nos cerveaux télécommandés prennent pour la clef du bonheur.
On pourchasse les tagueurs, mais le paysage urbain est privatisé par la vente d’espaces publics aux annonceurs. La loi ordonne de rappeler sur les paquets de cigarettes que « fumer tue ». Mais elle autorise le système publicitaire à enfumer subrepticement nos cerveaux et à leur faire prendre des vessies pour des lanternes. Dans ce contexte, la loi nouvelle qui, à certaines heures, interdit la publicité sur les chaînes de service public est un important levier de résistance, même si l’on peut soupçonner qu’elle s’accompagne d’arrière-pensées plus retorses. Tant qu’il existera des journaux payants et fidèles à la déontologie journalistique, les journaux gratuits seront placés dans une concurrence du sens qui les obligera à une certaine tenue. Mais si la logique publicitaire étouffe la presse qui dispose encore d’un peu d’autonomie, il n’y aura plus aucune raison de se gêner. Les conséquences anthropologiques de ce versant de la marchandisation sont graves. La politique et le droit restent malheureusement bien apathiques face à ce processus d’aliénation déclaré.
4 – Le sentiment d’un droit et la démarchandisation
Pourtant, en dépit de ces évolutions, l’accès aux biens matériels n’est pas englué dans une fatalité de marchandisation. Il a été l’objet d’inventions institutionnelles non-marchandes très aimées, très intériorisées, plutôt réussies et que le mouvement de marchandisation peine à réduire. Certains biens – l’espace public aménagé, les soins médicaux, l’éducation scolaire, le logement, l’air pur – apparaissent à un moment donné de l’histoire comme des conditions nécessaires à l’exercice d’une pleine humanité. Dans la tradition politique occidentale, cela se traduit par le sentiment d’un droit : « Dans un pays comme la France, tout le monde doit pouvoir aller à l’école ou recevoir des soins de qualité ». Au fur et à mesure que la richesse produite s’accroît, de nouveaux besoins sont intériorisés, ressentis comme constitutifs de la réalité humaine. Or si l’accès à ces biens est considéré comme un droit, si leur défaut est vécu comme une amputation de la condition humaine, c’est leur marchandisation qui, à un degré ou à un autre, est mise en cause. S’il s’agit de droits humains, de biens constitutifs de notre humanité contemporaine, les humains impécunieux doivent pouvoir en bénéficier comme les riches, ce que la règle du marché ne peut opérer.
Ce sentiment d’un droit attaché à des besoins qui émergent historiquement à la conscience publique touche à l’être même de l’humain, à la représentation de ce qui le constitue en être humain. L’élargissement de la Déclaration universelle des droits de l’Homme aux « droits sociaux, économiques et culturels » acte cette prise de conscience. Ce mouvement s’est souvent traduit par de hautes inventions politiques, comme le système d’instruction publique ou la sécurité sociale. Parfois, il fait une incursion dans les textes, sans pourtant que soient imaginés les dispositifs permettant son exercice concret. C’est le cas en France du droit au logement. L’accès de droit à d’autres biens indispensables reste en débat et l’opinion balance, par exemple pour l’extension de la gratuité aux transports publics urbains, ou encore l’accès de droit à un quota d’eau et d’énergie.
Ces régions frontières concernent des biens produits par le travail marchand, des biens qui ont un coût marchand, mais que l’imagination excepte de l’appropriation marchande parce qu’ils sont considérés comme trop importants, parce que leur simple évaluation marchande évacue ce qui en eux est ressenti comme sans prix. Frontières mouvantes. Frontières politiquement établies ou contestées. Frontières où il n’est pas si évident que la marchandisation l’emporte inéluctablement. L’expérimentation, aux Etats-Unis, d’une forme d’assurance sociale dans le champ de la santé occupe le débat politique et beaucoup de citoyens américains trouvent raisonnable cet objectif de démarchandisation. C’est un imprévu de taille dans le mouvement de marchandisation.
5 - Marchandisation de la limite, limite de la marchandisation
Le marché n’est pas le diable et la marchandise peut être une bonne servante. Ce qui fait débat et qui souvent fait mal, c’est quand la marchandisation mord sur ce qui est historiquement considéré comme inaliénable, ce qui est historiquement ressenti comme sa limite. Bien des réalités le sont pour bien des raisons qui peuvent raisonnablement perdre de leur force. Qu’une église longtemps désertée par le culte puisse entrer dans le marché de l’immobilier n’est pas nécessairement vécu comme une aberration.
Mais il existe un mouvement politique plusieurs fois millénaire qu’on nomme émancipation. Ce mouvement a peu à peu institué un bloc d’inaliénabilité autour de la personne humaine. Il faut que l’humain soit inaliénable, il faut qu’il y ait suffisamment d’inaliénable en lui (citoyenneté, temps libre, droit d’accès aux soins, à l’éducation, etc.) pour qu’il puisse exercer une part d’autonomie. Nous avons donc de fortes raisons pour ne pas nous laisser trop obnubiler par la marchandisation. Certes, dans le mouvement qu’on lui voit aujourd’hui, elle mord sur l’autonomie du temps humain, du désir humain, de l’organisation ou de l’activité humaines. Ceux qui chérissent la liberté souffrent de cette morsure. Mais l’abolition de l’esclavage, les congés payés, l’instruction publique généralisée, l’interdiction de faire commerce de ses organes ou le droit, même abstrait, au logement, tout de même, ce n’est pas rien et nous avons trouvé des voies pour les instituer. On peut se plaindre des malheurs du temps, mais il n’est pas utile d’en rajouter, car mille événements donnent à penser que l’histoire n’est pas finie.
La friction entre l’émancipation de l’être humain et sa marchandisation crée une ligne de visibilité où apparaît mieux que partout ailleurs ce qui se joue et ce qui se représente autour du mot « marchandisation ». Cette friction se cristallise en inventions juridiques essentielles : droit garantissant des espaces d’autonomie ; droit assurant l’organisation hétéronome des rapports sociaux ; liens et conflits entre ces deux fonctions du droit. Là se situe le foyer du débat éthique et politique que polarise la marchandisation.
Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Dernier ouvrage paru : Émancipation, La Dispute 2008